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- Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce – Réflexions sur l’effondrement
Présentation* du livre de Corinne Morel Darleux, essai philosophique et littéraire rédigé à la première personne Cet essai, fractionné en trente-trois chapitres numérotés, est rythmé par de nombreuses références à d’autres écrivains, philosophes … À commencer par le navigateur Bernard Moitessier qui, en 1969, alors qu’il était sur le point de remporter la toute première course en solitaire autour du monde, sans escale et sans assistance, a choisi de ne pas franchir la ligne d’arrivée et de poursuivre son cap droit sur les îles du Pacifique. « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique car je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme » (page 9, ed. Libertalis, 2020) Puis l’écrivain Romain Gary qui, dans son roman « Les racines du ciel », raconte la lutte acharnée d’un homme, Morel, et ses actions en faveur de la protection des éléphants. Cet essai s’articule autour de cinq concepts. 1 Refus de parvenir : · concept de la gauche libertaire élaboré au début du xxe siècle : refus des privilèges, des distinctions, de la promotion individuelle. « Le refus de parvenir permet de dépasser le statut de payeur-consommateur, auquel est réduit l’individu et qui détermine sob statut social à l’aune de ses possessions. » (page 19) · selon l’autrice, dans le système qui régit nos sociétés, l’individu est soumis à une pression permanente : celle de réussir. « Contracter quelques crédits, marcher sur quelques têtes, oublier quelques principes, perdre quelques grammes de dignité. Juste de quoi maintenir les individus, sommés de s’élever dans la hiérarchie sociale en tension et déséquilibre permanents. Certains y parviennent. Cela produit de belles histoires d’ascenseur social et valide un système, la méritocratie, dans lequel le mérite détermine la hiérarchie : puisque lui y est arrivé, si vous échouez c’est de votre faute. » (page 20) · l’autrice se réfère ensuite à l’œuvre d’Albert Louis Thierry, intellectuel libertaire mort au front en 1915. Parmi les apports théoriques de cet auteur est sa définition du refus de parvenir : « Refuser de parvenir, ce n’est ni refuser d’agir, ni refuser de vivre : c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi. » (page 38) 2 Sobriété volontaire · la « sobriété » est un terme générique qui désigne la recherche de modération. Et en termes de transition écologique, la sobriété nous renvoie à une multitude de démarches qui visent à réduire, notamment la consommation de biens et de services, l’usage des ressources naturelles et de l’énergie. · la sobriété volontaire désigne ces démarches lorsqu’elles sont entreprises de façon proactive pour chercher à la fois à améliorer non seulement notre impact écologique global, mais aussi notre bien-être et nos conditions de vie. Donc une alliance entre d’un côté le « moins » et de l’autre le « mieux » : « Il ne s’agit pas de se dépouiller par goût de l’ascèse ou d’héroïsation, mais au contraire de se mettre en quête de ses merveilleux insignifiants, ses petits luxes à soi, ceux qui se trouvent à portée de main et ne nuisent pas. » (page 31)… « Louer un mode de vie sobre que les pauvres sont obligés de subir, lorsque cela est affirmé sans conscience, relève de la faute de classe, de l’indécence. Il en va tout au contraire si l’objectif est de redéfinir la notion même de privilège. » (page 32) · Puis, dans le but de revisiter la notion de privilège en passant du pouvoir d’imposer et d’ordonner de quelques-uns à la puissance d’agir de chacun, l’autrice fait référence à Spinoza : il faut « faire appel au cognatus de Spinoza, c’est-à-dire la recherche tenace, par l’action et les passions joyeuses, d’un accroissement de sa puissance d’être, en un mot : d’affirmation de soi ». » (page 33) … « On ne désire pas une chose parce qu'elle est bonne, c'est parce que nous la désirons que nous la trouvons bonne ». C'est donc bien le désir qui produit les valeurs et non l'inverse. » L’ Éthique III de Spinoza). 3 Cesser de nuire · selon Corine Maurel : cesser de nuire, c’est lutter contre l’hubris qui est en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète. Donc cesser de nuire implique trois impératifs : produire autrement, questionner nos besoins, diminuer notre consommation. · elle propose de commencer par interroger nos manières de produire et de consommer, en prenant conscience de l’ensemble de la chaîne en amont. Par exemple : on trouve en France des tee-shirts à 3 euros fabriqués au Bangladesh dans des conditions de travail indécentes. À qui cela nuit-il ? Qui en tire profit ? Dans ce cas précis, cela implique non seulement d’arrêter d’acheter soi-même ces produits, mais aussi, politiquement, de trouver le moyen de cesser d’importer des marchandises qui sont le produit de l’exploitation. Donc relocaliser la production. · la conclusion de ce chapitre se termine par une question : « C’est une question qui relève de la délibération collective. Elle est centrale selon moi : ce cesser de nuire pourrait-il constituer la nouvelle matrice de notre organisation collective ? » 4 Archipéliser les îlots de résistance · pour Corine Maurel, résister c’est par exemple « faire un pas de côté » : « Peu importe la forme que prend votre pas de côté : pourvu qu’il comporte une intention et le principe immanent du cesser nuire. À soi, aux autres, à la tenue du monde. Mais sous prétexte que ça ne va pas révolutionner leur vie, beaucoup se privent de ces petites victoires volées sur le quotidien parce que « ça ne changera rien ». Mais si, ça change ! Naturellement ». (page 50) · elle poursuit sur les mille manières de se faire du bien, par exemple en s’émerveillant ; comme en témoigne l’histoire du navigateur Moitessier qui, dans un entretien, définit ainsi sa solitude en mer, comme une participation à l’univers entier : « On est à la fois un atome et un dieu en réalité.» (page 11) · autre référence : Françoise Héritier, antropologue et militante féministe : « Il y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister, au-delà des occupations, au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements, et c’est de cela que j’ai voulu rendre compte. De ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie . » (page 49). Dans cette méditation tout en intimité et en sensualité, l'anthropologue traque ces choses agréables auxquelles notre être profond aspire, ces images et ces émotions, ces moments empreints de souvenirs qui font le goût de notre existence, qui la rendent plus riche, plus intéressante que ce que nous croyons souvent et dont rien, jamais, ne pourra être enlevé à chacun. · cet « archipel » est fait d’îlots où chacun vise la souveraineté de l’individu : « Retrouver sa capacité à faire des choix autonomes, ceux qi dépendent encore de soi… C’est aussi réinvestir sa souveraineté d’individu : dire non au système et oui à soi-même, loin d’être un acte égoïste, est la première brique d’une émancipation collective des normes que nous impose la société, et de celles que l’on s’impose à soi-même ». (page 51) · selon John Stuart Mill (philosophe britannique du 19eme siècle) : « Sur lui-même, sur son propre corps et son propre esprit, l’individu est souverain. La souveraineté sur soi contre la tyrannie de la multitude est le fondement de toute organisation politique et la garantie de nos libertés. Si la société peut contraindre l’individu, c’est seulement pour l’empêcher de nuire à autrui. » · puis Corine Maurel fait référence à l’écrivain martiniquais Edouard Glissant, qui définit ainsi l’archipel d’îlots unis par un but commun : « La racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines. » (page 52) 5 La dignité du présent · Selon Corine Maurel, « La dignité du présent est ce qu’il nous reste de plus sûr face à l’improbabilité de victoires futures, de plus en plus hypothétiques au fur et à mesure que notre civilisation sombre ». · Dans un interview, elle l’expliquera ainsi : « Plus les victoires futures sont hypothétiques, plus on a besoin de s’abreuver à d’autres sources de l’engagement. Il est des combats qu’on mène non pas parce qu’on est sûr de les gagner, mais simplement parce qu’ils sont justes ; c’est toute la beauté de l’engagement politique. Il faut remettre la dignité du présent au cœur de l’engagement : rester debout, digne, ne pas renoncer à la lutte. Il y a toujours des choses à sauver ! C’est une question d’élégance, de loyauté, de courage, valeurs hélas un peu désuètes ». · L’autrice fera ensuite référence à Emma Goldman, intellectuelle et anarchiste russe qui vivait au Canada (1869-1940) : « Il s’agit d’avoir des comportements individuels en accord avec notre projet collectif »t Pour conclure, l’autrice écrit : « Dans une société en perte de repères, où le superflu a pris le pas sur le nécessaire, où l’on confond plaisirs et bonheur, où l’on commente lus que l’on agit, émerge le besoin d’un nouvel ordre imaginaire, d’un récit collectif qui nous aide à ne pas désespérer et à reprendre pied » (page77). « … Il est vain de prétendre changer le monde. Celui-ci va inévitablement changer. Mais tenter d’en préserver la beauté, en gage de notre humanité, avant d’avoir tout saccagé, est peut-être en revanche encore à portée de main ». * Cette présentation a été l’objet de plusieurs café-philos en visioconférence et en présentiel, au printemps 2024, animés par Jacqueline Ripart..
- L'obstacle de la conscience de soi *
Texte extrait de "L’animal que je ne suis plus, Étienne Bimbenet Éditions Gallimard, coll. Folioessais, 2011, p.389-395 C'est sans doute la caractérisation la plus récurrente, la plus obstinée, et pourtant la moins réfléchie du propre de l’homme : l'homme se définirait par la conscience de soi. Ce qui signifie implicitement, et sur un mode moins réfléchi encore, que l'animal ne serait pas conscient de lui-même, que sa vie serait une longue suite d'errances extatiques et aveugles, qu'il serait dispersé, absent, étrangement distrait de lui-même. Une telle définition du propre de l'homme va si bien de soi qu'elle ne cesse de conforter l'idée selon laquelle l'homme se définit par la connaissance, entendue alors comme identification de tout ce qui est. Nous sommes nous-mêmes par la victoire du Même sur l'Autre, colonisateurs plutôt qu'aventuriers, voués au narcissisme plutôt qu'à la rencontre ; notre science préfère le connu à l'inconnu et sait venir à bout de toute terre étrangère. Bien des préjugés opèrent à l'appui d'une telle conception. Le plus archaïque, d'abord, est d'essence théologique et indivisiblement morale ; il nous dit qu'au commencement était le chaos, et que l'esprit (divin, humain) avait en charge l'ordre du monde. D'un côté l'extériorité, comme lieu d'errance et de dispersion ; de l'autre l'intériorité, définie au contraire comme le lieu du salut. C'est le fameux précepte d’Augustin : « Noli foras ire, in te ipsum redi, in interiore homine habitat veritas (« Ne va pas au-dehors, rentre en toi-même, c’est dans l’homme intérieur que réside la vérité »). La philosophie a souvent sécularisé l'injonction chrétienne, lui offrant même au xx siècle une véritable consécration à travers le thème heideggérien de l'authenticité, conçue comme appropriation de soi par soi (Eigentlichkeit). Mais c'est qu'en réalité elle avait de son côté largement cultivé, et depuis ses propres ressources conceptuelles, ce schème de l'esprit unificateur. On le trouve en effet à l'honneur dans la théorie empiriste des sense data, mais également dans toute théorie intellectualiste du sentir : la seule chose qui puisse nous être donnée c'est un divers sensible, une multiplicité sans forme ; à la conscience de soi revient d'accomplir la synthèse et de produire la régularité. C'est presque un « devoir » : « Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations » (Immanuel Kant, Critique de la raison pure, op. Cit. p110). Scheler est ironiquement revenu sur l'étrange mythologie puritaine qui préside à cette idée que le désordre est la seule chose qui puisse nous être donnée sans effort, et qu’il incombe au moi intérieur de travailler, laborieux et méritant, pour venir à bout du chaos sensible (сf. Max Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs (1916), Aubier 1955 p. 88-89). Le plus récent de ces préjugés, et celui que nous aurons encore à subir quelque temps justement parce qu'il se croit affranchi des deux précédents, consiste à faire l'apologie du multiple et du divers, de la différence et du flux - d'un sensible enfin décorseté, libéré des tutelles anciennes. Le nomadisme contemporain participe de cette « crise d’adolescence moderne » qui ne sait définir la raison que monologique et totalisante, capturant l’homme libre et censurant ses écarts. Mais le culte de la différence ne voit pas qu'il travaille avec les catégories mêmes qu'il est censé rejeter : ses renversements du pour au contre (le multiple contre l'un, le sensible contre l'intelligible) donnent une vie seconde à l'opposition d'une vie éparse et d'une humanité pourvoyeuse d'ordre. Un examen comparatif des perceptions animale et humaine produit une tout autre version des choses. Nous ne pouvons plus concevoir la multiplicité comme le départ naturellement épars de la perception. Une telle multiplicité n'est pas un donné naturel, qui serait échu à la vie par la dispersion corporelle. En réalité la Gestaltpsychologie nous a depuis longtemps appris, contre toute conscience malheureuse, que le donné, dans la logique innocente du vivre, c'est l'unité ou la totalité. Elle aurait depuis longtemps dû nous convaincre que bien avant les œuvres de l'esprit, comme avant toute ingénierie cognitive, la vie sait ce qui lui est donné. L'unité elle-même, c'est ce dont le vivant s'est chargé depuis le premier jour : aucun animal ne pourrait vivre plus d'une heure sans la sûre reconnaissance du même dans l'autre, sans la mise en perspective du nouveau depuis son propre point de vue, sans l’efficace anticipation de ce qui se présentera. L’animal s'obsède de soi et de son ordre propre ; en son concernement, en son intense fidélité à soi, il est le Je pense lui- même, reconduite à la source vive de son sens. Le point de vue animal sur notre perception nous apprend ainsi que la multiplicité est quelque chose qui advient tardivement au vivant, lorsque celui-ci, présumant formellement que c'est « le » monde qu'il perçoit, l'unique monde naturel ou le monde de tous, a désormais affaire à « une seule vision à mille regards » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. Cit. p.84). Le monde est pour le vivant humain l'objet d'un regard partagé, donc nombreux et pluriel, et non pas autarcique et totalisateur. Il promeut une liberté de choix, non de détachement : l’homme se libère du donné non en faisant retraite au sein d'un soi, non en s'armant contre ce qu'il n'est pas, mais en intégrant dans la sphère de ses comportements possibles les différents aspects de la situation. La liberté est un forum, non une annexion. S'il arrive à la raison de se faire dominatrice, c’est précisément pour avoir pris, calculante et technicienne, le parti d'une vie plus animale, aménageant son milieu, ordonnant le monde en fonction de ses besoins, se préférant à ce qu'elle ne connaît pas. L'homme se fait homme en se déprenant de lui-même, en direction de l'être comme en direction des autres. Ce qu'il conquiert n'est pas le soi mais tout au contraire l'oubli de soi ; non pas la domestication du réel dans l'élément du concept mais la déprise ou le lâcher-prise ; non pas la présence à soi mais le monde en sa présence. La connaissance est l'une des voies que l'homme emprunte pour aller vers ce qu'il ne connaît pas. Elle appartient à l'expérience que nous faisons de ce qui est ; mais on ne la comprend bien que depuis cette attitude plus générale, et plus radicale, qu'est le réalisme en nous. Le tort des différentes théories qui voudraient faire de l'homme un être essentiellement et fondamentalement connaissant c'est que, à ne considérer que la connaissance elle-même, elles manquent de souffle pour aller plus avant. L'illimitation du connaître lui vient de plus profond que lui, et trouve sa raison dernière dans la transcendance du monde, cet espace ouvert à toute exploration possible par le vivant parlant. À elle seule la connaissance ne saurait faire de nous autre chose que des animaux, et de notre science autre chose que l'annexe de nos savoir-faire, une lucidité mise au service de la vie. Qu'est-ce qui, dans la mesure du besoin, dans le cycle fini des satisfactions animales, pourrait pourvoir d'excès le savoir ? Aucune définition biologisante du connaître ne saurait rendre compte de son illimitation chez l'homme. Il faut la structure d'infinité du monde, l'inquiétude du tout autre, pour creuser le savoir d'une insatiable faim. Et s'il est vrai en un sens de dire que l'homme invente la « conscience de soi », c'est à condition seulement de comprendre que l'important repose sur le mot «conscience»: ce qui s'invente c'est alors, concernant toutes choses, le face-à-face, le détachement, l'objectivation; et le soi n'est plus alors que l'un des objets que cette conscience trouve en face d'elle. « Conscience de soi » signifie mise à distance de soi et non retour à soi. La conscience de soi dans laquelle Kant voyait le propre de l'homme (Immanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), Gallimard, coll. La Pléiade, 1986, p. 945) était conscience d'un soi capable de se présenter devant tout un chacun comme un et le même, instance permanente et substantiellement fidèle à soi qu'on appelle une « personne », pouvoir de répondre de soi devant les autres et devant la loi. Il faut le regard extérieur et l'objectivation pour qu'un tel soi soit possible, comme il faut la distance à soi et le regard des autres pour qu'un masque (persona) joue son rôle. La conscience de soi n'est pas un retour à soi, mais un détachement d'avec soi, l'exposition du soi intime dans un Soi public et officiel. Ainsi la définition kantienne est juste si on accepte de lui faire dire à peu près le contraire de ce qu'elle dit : l'homme est la conscience de soi, si par là on entend déprésentation de soi, réflexion à distance de soi, conscience de soi comme un autre. Le propre de l'homme est à chercher dans un geste qui l'éloigne à jamais de soi et de toute appropriation de soi par soi. Plus juste nous semblerait alors cette définition de l’humain, donnée incidemment par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, à propos de l'intempérance. On ne parle d'intempérance, dit-il, qu'à popos de ces plaisirs que nous partageons avec les animaux, comme le toucher ou le goût. En revanche on ne parle pas d'intempérance à propos du simple plaisir de voir, ou d'entendre, ou d’apprendre : on ne dit pas d'un peintre, d'un musicien ou d'un savant par exemple qu'ils cultivent à l’excès leur pratique. Ce qu'aime le lion ce n'est pas la voix du bœuf, mais le bœuf lui-même, bon à manger, qui le rassasiera en un instant ; l'homme au contraire peut aimer sans limite la vue d'une biche, et s'égarer indéfiniment dans ce spectacle. C'est comme si les cycles vitaux du besoin avaient en eux une mesure naturelle, qui est la satiété : et comme si les capacités spécifiquement humaines, en revanche, ne connaissaient naturellement aucune mesure. L'animal serait un être fondamentalement étranger à toute démesure ; l'homme un être constitutivement excessif en ses appétits spécifiques. C'est la raison et non la vie qui imprime en nous l'inquiétude de l'infini, la violence de l’illimité. Elle (la raison) qui présume la totalité intotalisable du réel, elle qui exige la chose au-delà de l'esquisse, elle qui prétend se partager avec tous les vivants possibles, elle est en nous une hybris continuée, et l’exotisme même. * Cet extrait du livre d'Etienne Bimbenet a fait l’objet de l'atelier philo des "Citoyens Philosophes" le mercredi 28 février 2024, animé par Jacqueline Ripart.
- La vieillesse et la finitude sont-elles acceptables ?
Extraits de textes choisis par Jacqueline Ripart, à l'occasion du café-philo au Contre-salon des vieilles et des vieux, le 19 novembre 2024 - Halle des Blancs Manteaux, Paris 75004 "Si on entend par éternité non la durée infinie mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent." Ludwig Josef Johann Wittgenstein, citation extraite de « Tractatus logicophilosophicus », Gallimard (2001). "Ce qu'aime le lion ce n'est pas la voix du bœuf, mais le bœuf lui-même, bon à manger, qui le rassasiera en un instant ; l'homme au contraire peut aimer sans limite la vue d'une biche, et s'égarer indéfiniment dans ce spectacle. C'est comme si les cycles vitaux du besoin avaient en eux une mesure naturelle, qui est la satiété ; et comme si les capacités spécifiquement humaines, en revanche, ne connaissaient naturellement aucune mesure. L'animal serait un être fondamentalement étranger à toute démesure ; l'homme un être constitutivement excessif en ses appétits spécifiques. C'est la raison et non la vie qui imprime en nous l'inquiétude de l'infini, la violence de l'illimité." Etienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus Folio- Essai, 2011 (p 395) "On pouvait croire que nous étions naturellement convaincus que la mort était le couronnement nécessaire de toute vie (...) que la mort était un phénomène naturel, irrésistible et inévitable. Mais en réalité, nous avons l’habitude de nous comporter comme si il en était autrement. Nous tendons de toutes nos forces à écarter la mort, à l’éliminer de notre vie (...). Il nous est absolument impossible de nous représenter notre propre mort et chaque fois que nous nous y essayons nous nous apercevons que nous y assistons en spectateurs. (...) Personne au fond ne croit en sa propre mort ou ce qui revient au même ; dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité." S. Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Editions Payot, 1981 (p. 26) "Dans son ouvrage Philosophie de la volonté (1950), Ricœur dit que la vie est de l’ordre du consentement, et non d’une volonté « absolue » qui n’aurait aucune limite. L’humain est un être temporel, et sa naissance et sa mort sont deux nécessités, deux choses dont il n’est pas « maître ». Pour Ricœur, la mort permet de donner sens à la vie. Le consentement, c’est le choix d’assumer ses propres limites, de dire « oui » à ces formes de nécessité. C’est la volonté qui se réapproprie ce sur quoi elle n’a pas prise a priori." Roger Gil, "Le consentement, entre raison et émotion, entre autonomie et bienfaisance", conférence au CHU de Poitiers, 2012 Ni passivement subie, ni librement créée, la finitude de l’existence ne peut être qu’assumée. Et elle ne peut l’être que de manière continue et non pas une fois pour toutes, par une simple prise de conscience soudaine du caractère éphémère de l’existence. Car ni la naissance ni la mort d’un existant ne sont au sens strict des « événements », si ce n’est pour les autres, puisqu’ils ne sont jamais vécus comme tels par lui. La naissance n’est pas plus un événement passé que la mort n’est l’événement futur du décès, mais, comme le souligne Heidegger, chaque être singulier existe « de manière native », tout comme il existe « de manière mortelle », tout au long de sa vie. Françoise Dastur, La question philosophique de la finitude, dans Cahiers de Gestalt-thérapie 2009/1 (N°23). "Insolent appétit d’absolu, de familiarité avec la totalité du monde et l’éternité. Voilà les couleurs du désir humain de bonheur qui se déploient dans toutes les fresques métaphysiques. Ou bien tout posséder, ou bien appartenir. Participer au tout, n’avoir pas d’existence séparée, puisqu’être un individu, c’est être in-sensé. Le bonheur sera donc celui de ne pas naître, de ne pas se séparer de la mère. Ou bien, si l’on naît, de participer à l’omnipotence de Dieu ou de l’un de ses ersatz. Partager la puissance de l’espèce, au lieu de vivre dans les lPimarictesqdue l«’iln’edsipvriditud. ésire et le monde déçoit » (Albert Camus), l’homme fini ne renoncera pas à l’infini mais le déplacera dans d’autres temps et dans d’autres mondes – terre promise ou paradis perdu – où pâlit la frontière entre essence et existence." Paolo Flores d’Arcais, philosophe italien, extrait de sa conférence donnée à Grosseto en 1985 sous le titre « Albert Camus, l’écriture et l’engagement ».
- L’urbain est-il encore porteur d’un idéal civilisationnel ?
Extrait de l’article de Thierry Paquot, paru dans « Rue Descartes » 2009/1 (n°63) : « Redécouvrir Henri Lefebvre » (...) Le Droit à la ville paraît en 1968 : c’est un court ouvrage de 166 pages, de quinze chapitres précédés d’un « Avertissement ». Certains textes ont déjà été publiés et d’autres seront repris et amplement développés par la suite (je songe ici au court chapitre « Aux alentours du point critique » qui nourrira La Révolution urbaine, par exemple), le titre a été suggéré par Nicole Beaurain, alors sa compagne et mère de leur fille, née en 1964. Dans ce texte rédigé en 1967 (centième anniversaire du Capital de Marx, précise-t-il), à l'écriture heurtée, parfois proche de l'oral et à d’autres moments plus théorique, dense, pas vraiment « coulante » et explicite ? c’est du reste l'avis de Monique Seyler, qui en rend compte dans Esprit, en décembre 1968, et note : « Cet essai, est, il faut bien le dire, assez difficile à lire. Tel Dieu dans le proverbe portugais, l'auteur écrit droit en lignes tortueuses. La pensée va, vient, repart, se fait elliptique et suppose le lecteur très informé. La forme est parfois obscure, mais aussi, souvent d’un brio auquel on ne résiste pas » ? Henri Lefebvre retrace à grands traits l'épopée urbaine (visiblement en suivant de près Lewis Mumford, dont La Cité à travers l'histoire venait de paraître en français, au Seuil, en 1964), en insistant sur le couple « urbanisation/industrialisation ». Il questionne également une « métaphore pas claire », celle de « tissu urbain » qu’il rapproche (sans en dire plus, malheureusement) « du concept d’écosystème ». Il repère pour cette période deux formes d’habitat : « les pavillons et les ensembles ». Les premiers, malgré tout, offrent à leurs habitants une certaine marge de manœuvre dans « l'habiter » (notion encore floue, il ne distingue pas malheureusement « l'habiter » de « habiter »), les seconds, boulonnent entièrement la « quotidienneté » des résidants. Les deux nourrissent contradictoirement les imaginaires des citadins. Le second chapitre rappelle que la philosophie est fille de la ville, que celle-ci s’oppose à la campagne, qu’elle est le lieu de la consommation et également du spectacle. Ensuite, il dénonce la médiocrité des connaissances sur la ville, évoque « l'homo urbanicus » (commettant une erreur de latin, car il convient de dire homo urbanus) et suggère de considérer l'urbanisme comme une « idéologie ». « Peut-être devrions nous ici, écrit-il avec une lumineuse perspicacité, introduire une distinction entre la ville, réalité présente, immédiate, donnée pratico-sensible, architecturale ? et d’autre part l'urbain, réalité sociale composée de rapports à concevoir, à construire ou reconstruire par la pensée. » Comme il se doute de l'importance de cet apport intuitif plus que conceptualisé, il précise : « La vie urbaine, la société urbaine, en un mot l'urbain ne peuvent se passer d’une base pratico-sensible, d’une morphologie. Ils l'ont ou ne l'ont pas. » D’où le chapitre suivant, titré « Continuités et discontinuités », qui insiste sur la diversité des formes urbaines et le conduit à définir la ville « comme projection de la société sur le terrain, c’est-à-dire non seulement sur le site sensible mais sur le plan spécifique, perçu et conçu par la pensée, qui détermine la ville et l'urbain. » Cette définition, à ses yeux provisoire et première, va devenir parole d’évangile pour de nombreux enseignants des écoles d’architecture issues de l'après-éclatement des Beaux-arts, dès la rentrée 1969, en une myriade d’unités pédagogiques d’architecture, futures écoles d’architecture. Il propose d’étudier la ville comme langage et aussi écriture, conseille de ne pas oublier les signes qu’elle manipule, les symboles qu’elle entretient, bref toute une sémiologie qu’il convient d’explorer. Il revient sur son constat dialectique (Henri Lefebvre ne reniera jamais son hégélianisme de jeunesse) : la résolution de l'opposition ville/campagne est l'avènement d’un troisième terme, l'urbain, qui à son tour sera secoué par une nouvelle contradiction, conduisant à son dépassement, et ainsi de suite. Il interroge : « La société urbaine se constituant sur les ruines de la ville, comment saisir les phénomènes dans leur ampleur, dans leurs contradictions multiples ? C’est là le point critique. La distinction des trois niveaux (processus global d’industrialisation et d’urbanisation ? société urbaine, plan spécifique de la ville ? modalités de l'habiter et modulations du quotidien dans l'urbain) tend à s’effacer, comme s’efface la distinction ville-campagne. Et cependant cette différence des trois niveaux s?impose plus que jamais pour éviter confusion et malentendus, pour combattre les stratégies qui trouvent dans cette conjoncture une occasion favorable en dissolvant l'urbain dans la planification industrielle ou/et dans l'habitation. » Qu’est-ce donc que cet « urbain », qu’il nomme sans véritablement le circonscrire ? L’urbain, avoue-t-il, « est une forme mentale et sociale, celle de la simultanéité, du rassemblement, de la convergence, de la rencontre (plutôt des rencontres). C’est une qualité qui naît de quantités (espaces, objets, produits). C’est une différence ou plutôt un ensemble de différences. L’urbain contient le sens de la production industrielle, comme l'appropriation contient le sens de la domination technique sur la nature, celle-ci glissant dans l'absurde sans celle-là. C’est un champ de rapports comprenant notamment le rapport du temps (ou des temps : rythmes cycliques et durées linéaires) avec l'espace (ou les espaces : isotopies-hétérotopies). En tant que lieu du désir et lien des temps, l'urbain pourrait se présenter comme le signifiant dont nous cherchons en cet instant les signifiés (c’est-à-dire les réalités) pratico-sensibles qui permettraient de le réaliser dans l'espace, avec une base morphologique et matérielle adéquate).» Il est donc encore potentiel, virtuel, possible, mais réel. C’est lui qui, au creux de la ville, annonce l'après-ville. Et comme la ville n’est pas seulement un langage, mais principalement une pratique avec l'urbain, il faut s’attendre à de nouvelles pratiques, à de nouvelles sociabilités, y compris le fait de ne pouvoir en générer, à cause de l'exclusion, qu’il présente sous ses trois aspects, spontanée, volontaire ou programmée. Henri Lefebvre en vient à regretter la totale absence d’une « science analytique de la ville », de même qu’il dénonce la sous-estimation de l'art par les planificateurs, les promoteurs et la majorité des habitants (« l'art apporte à la réalisation de la société urbaine sa longue méditation sur la vie comme drame et jouissance. »). Enfin, il en arrive au pourquoi de son essai critique et programmatique : « Le droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. Il ne peut se formuler comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée. » Pas une seule fois, il ne mentionne les « droits urbains » que réclamait Jean Giraudoux au nom de Ligue urbaine et rurale au début des années trente. Henri Lefebvre perçoit bien ce qu’il appellera plus tard la révolution urbaine et sent qu’il est indispensable de penser l'urbain, de rompre avec la pratique bureaucratique d’aménagement de la ville pour fonder un urbanisme expérimental, combinant une analyse des phénomènes inédits liés à l'affirmation de l'urbain et un droit, c’est-à-dire une légitime revendication d’un mode de vie transfigurant la quotidienneté urbaine. Il n’en dira pas plus. Il poursuivra, bien plus tard, sa réflexion philosophique sur la notion, ô combien polysémique, d « espace » et sur la rythmanalyse dans le contexte urbain. Au cours des années soixante-dix de nombreux mouvements sociaux s’empareront des thèmes extérieurs au monde du travail, à l'usine, sa hiérarchie, sa rémunération, comme le logement, les transports publics, la ville. L’idée que pour « changer la vie » il faille « changer la ville » se propageait en lui associant un « droit à la ville », à doter d’un contenu. La fameuse « circulaire Guichard » qui annonce la fin des grands ensembles, en 1973, se réfère au droit à la ville et à la pensée d’Henri Lefebvre. Ce titre fait mouche, les professionnels, les élus, les syndicalistes, les militants du « cadre de vie », et bien d’autres citoyens, contestataires ou non, réclament un « droit à la ville », si imprécis que chacun peut y mettre ce qu’il désire. Finalement, ce « droit à la ville » est une exigence de beauté urbaine, de confort urbain, de bien-être environnemental, articulée à une demande forte en démocratie participative, en autogestion locale. Le chapitre « Le droit à la ville », couvre une petite vingtaine de pages. Lefebvre y revient sur la question des « besoins », accuse les architectes d’imposer leur conception de la ville aux habitants, indépendamment des « significations perçues et vécues par ceux qui habitent » et préconise « un programme politique de réforme urbaine » et « des projets urbanistiques ». Si quinze ans auparavant, il n’envisageait pas la révolution sans régler « la question agraire », dorénavant c’est « la question urbaine » qui est au centre du processus de transformation de la société. Et, tout comme il signalait alors les formes d’auto-organisation paysannes (le mir russe, par exemple), il attend les « utopies » qui viendront subvertir les opérations urbaines technocratiques et s’afficheront comme des alternatives, ludiques et démocratiques (derrière la référence au jeu, il n’est pas possible de ne pas percevoir Constant et sa New Babylon et plus certainement les positions de l'Internationale Situationniste). « Les urbains, observe-t-il, transportent l'urbain avec eux, même s’ils n’apportent pas l'urbanité ! » Henri Lefebvre entend la montée en puissance d’un « droit à la nature » qui serait opposé au « droit à la ville », aussi affirme-t-il d’emblée que le « droit à la ville » doit se formuler comme « droit à la vie urbaine ». C’est dans le chapitre suivant, « Perspective ou prospective ? », qu’il tente de définir le « droit à la ville » en écrivant : « Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l'individualisation dans la socialisation, à l'habitat et à l'habiter. Le droit à l'œuvre (à l'activité participante) et le droit à l'appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville. » L’essai se clôt par douze « thèses sur la ville, l'urbain et l'urbanisme », dont la septième, que je reproduis intégralement : «Dans des conditions difficiles, au sein de cette société qui ne peut complètement s’y opposer et cependant leur barre la route, se fraient leur chemin des droits, qui définissent la civilisation (dans, mais souvent contre la société ? par mais souvent contre la « culture »). Ces droits mal reconnus deviennent peu à peu coutumiers avant de s’inscrire dans les codes formalisés. Ils changeraient la réalité s’ils entraient dans la pratique sociale : droit au travail, à l'instruction, à l'éducation, à la santé, au logement, aux loisirs, à la vie. Parmi ces droits en formation figure le droit à la ville (non pas à la ville ancienne mais à la vie urbaine, à la centralité rénovée, aux lieux de rencontres et d’échanges, aux rythmes de vie et emplois du temps permettant l'usage plein et entier de ces moments et lieux, etc.). La proclamation et la réalisation de la vie urbaine comme règne de l'usage (de l'échange et de la rencontre dégagée de la valeur d’échange) réclament la maîtrise de l'économique (de la valeur d’échange, du marché et de la marchandise) et s’inscrivent par conséquent dans les perspectives de la révolution sous hégémonie de la classe ouvrière. » Il serait facile pour celles et ceux qui sont habitués de l'œuvre d’Henri Lefebvre, de lister les thèmes qu’il va, par la suite, approfondir, et ceux qu’il a déjà traités. Tout comme d’ajouter les noms des auteurs lus ou rencontrés, je pense en particulier à Bernard Charbonneau, qu’il cite peu mais avec lequel il aime discuter, à Navarrenx. Bernard Charbonneau, qui alors rédige son remarquable essai, Le Jardin de Babylone (Gallimard, 1969) et s’interroge justement sur les « besoins », la « consommation », les « loisirs », l'urbanisation planétaire et surtout « l'échec du sentiment de la nature » Tous les deux, et quelques autres, dénoncent la croissance pour la croissance (avant la publication des réflexions du Club de Rome), Henri Lefebvre parle de « l'orienter », tandis que Bernard Charbonneau, plus radical, appelle à rompre avec le productivisme dévastateur de la nature et, à terme, assassin des jardins de la Terre? Quarante ans plus tard, le droit à la ville, et j’ajouterais, à l'urbain, attend ses attendus, sa législation, ses décrets d’application, son insertion dans la vie de chacun. Plus que jamais, il demeure actuel, mais exige d’être plus précis et davantage argumenté. En quarante ans, les mégalopoles se sont multipliées, les inégalités territoriales accrues, les murs et autres clôtures édifiés sans s’interroger sur l'en-commun, l'automobilisation ne cesse de se généraliser, le pillage des ressources non-renouvelables s’accélère, la demeure des humains devient inhabitable, etc. L’urbain est encore porteur d’un idéal civilisationnel, mais pour combien de temps et aux yeux de qui ? Le « droit à la ville » sera-t-il un déclencheur de rêves ? Un mobilisateur politique ? Un conscientisateur plaçant la préoccupation environnementale au cœur de nos actions ? Un point est acquis, le « droit à la ville » n’est plus un droit, c’est un devoir ! * Cette question a fait l’objet de nos réflexions philosophiques lors de la réunion TROBIENPHILO du lundi 8 mai.
- Cohabiter ?
Vivre ensemble... Habiter ensemble... Vivre dans la même demeure... Vivre dans le même immeuble.... Vivre sous le même toit... Vivre en harmonie avec les autres... Vivre avec l'autre... Cohabiter avec le vivant... Ci-après les citations qui ont fait l'objet des réflexions philosophiques des participants à la réunion Trobienphilo sur zoom le 10 avril 2023. Habiter ne va pas sans cohabiter, et à fortiori avec ses propres voisins. La cohabitation peut être une source d’obligations, mais aussi de solidarité : elle s’organise autour des défenses collectives, de l’aide et du soutien, des services rendus. La cohabitation implique le partage des espaces de vie, des espaces d’articulation et des espaces publics : c’est le fait de « voisiner », c’est-à-dire mettre en scène et confronter les différentes cultures de l’habiter entre des personnes ou des familles de provenances sociales et culturelles diverses, qui n’ont pas choisi d’être ensemble ni de se fréquenter, tout en trouvant une grande proximité physique. Nadège Leroux, architecte Qu'est-ce qu'habiter ? (article publié en 2008) Selon Bernard Haumont: Cohabiter, c’est coproduire et négocier des temps et des usages dans lesquels nous pouvons affirmer notre identité, sa pratique et sa représentation. Bernard Haumont, sociologue La Société des voisins (Éd. de la Maison des sciences de l'homme; 2005) La cohabitation culturelle ? Cohabiter implique l’acceptation des règles de vie communes : c’est par le respect des règles et l’acceptation des contraintes que l’adaptation à un système sociétal est possible. La mondialisation, au lieu de faire disparaître les particularismes, suscite au contraire des revendications identitaires, posant directement la question de la cohabitation culturelle. La cohabitation culturelle est une obligation et un apprentissage au risque de vivre dans un monde en conflit. Il s’agit d’apprendre à respecter l’Autre avec ses différences, ou malgré ses différences, bref à gérer l’altérité. Si les techniques et les messages sont mondiaux, les cultures, elles, ne le sont pas : il y a un décalage irréductible entre la diversité culturelle et le caractère mondial des outils numériques. La cohabitation culturelle, Joanna Nowicki (professeure en sciences de l’information et de la communication) Bien qu’il soit globalisé d’un point de vue économique et financier, le monde peut succomber aux communautarismes politiques, religieux et culturels. Et la technique ne peut pas grand-chose contre les violences identitaires. C'est au XXe siècle qu'a été niée l'idée d'une nature humaine universelle : l'Homme est essentiellement un être culturel. Il n'y a plus une culture occidentale universelle en face de barbares et de sauvages mais des centaines de cultures spécifiques qui ont chacune leurs valeurs propres. Mais le XXe siècle est aussi le siècle de la mondialisation qui a mis en contact toutes les cultures et permis les migrations de masses. Se pose alors le problème de la confrontation des cultures, de leur cohabitation. Si les techniques et les messages sont mondiaux, les cultures, elles, ne le sont pas : il y a un décalage irréductible entre la diversité culturelle et le caractère mondial des outils numériques. Bien qu’il soit globalisé d’un point de vue économique et financier, le monde peut succomber aux communautarismes politiques, religieux et culturels. Et la technique ne peut pas grand-chose contre les violences identitaires. L’exemple de l’Europe prouve que seule la politique peut éviter cette dérive. Avec vingt-quatre langues officielles, vingt-huit pays, 500 millions d’habitants d’accord sur rien, l’Europe est le royaume de l’incommunication, un espace où tout le monde se parle sans forcément se comprendre. Et pourtant, ça marche ! malgré l’annonce systématique de son échec. Dominique Wolton sociologue français et directeur de recherche au CNRS
- Habiter ses pensées ?
Penser vient du latin classique « pensare » : peser, comparer. Au sens large, penser est une activité psychique, consciente ou non, voire même parfois incontrôlée : - elle recouvre les processus qui, en réponse aux perceptions venues des sens, élaborent la synthèse des images et des sensations réelles et imaginaires ; - elle produit les concepts que l'être humain associe pour apprendre, créer, agir et communiquer dans la réalité. Dans « Principes de la philosophie » (Ed. Vrin, p.56), Descartes (1596-1650) formule sa définition comme suit : « Par le mot penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-même ; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose que penser. » Auparavant, dans le dialogue de Platon, qui porte le nom de Théétète, Socrate avait défini l’action de penser comme étant « ... un dialogue invisible et silencieux de l’âme avec elle-même. » C’est ce qu’on pourrait nommer la vie intérieure, sorte de sphère invisible où nul ne peut pénétrer. La philosophe Hannah Arendt en parlera ainsi dans sa dernière œuvre, « La vie de l’esprit » (1975) : « Comme les autres activités de l’esprit, la pensée n’apparaît pas dans le monde. (...) Elle n’est pas un acte visible qui pourrait s’observer de l’extérieur et elle ne laisse pas de traces tangibles. (...) Elle n’est pas non plus une activité par laquelle le moi pensant s’apparaîtrait à lui-même comme un « soi. (...) La pensée se distingue aussi bien du sens commun que de l’intellect. Car le sens commun s’accompagne d’un sentiment du réel. Or la pensée s’écarte précisément de ce sentiment du réel – qu’elle ne peut ni justifier ni détruire... Elle le suspend pour ne s’intéresser qu’à la signification de ce à quoi elle pense ». Récemment, Loran Nordgren, professeur associé en management à « Kellogg School of Management » aux Etats-Unis, a écrit un article où il décrit la pensée consciente ou inconsciente comme suit : « La pensée consciente est comme une lampe que l’on place sur la décision. Elle donne une lumière très intense, mais elle n’éclaire qu’un aspect particulier et réduit du problème. Elle a une capacité de traitement très limitée. La pensée inconsciente, en revanche, ressemble plus à la veilleuse d’un enfant. Elle projette une lumière tamisée sur tout l’espace de décision sans se concentrer sur un aspect particulier.» Revenons vers Hannah Arendt, qui, cette fois-ci, nous amène à réfléchir sur les raisons de ne pas penser: « Il existe beaucoup de raisons de ne pas penser. L’homme mauvais évite de se retrouver seul avec lui-même et de se confronter à sa conscience. Mais il n’est pas le seul. Le confort des règles établies ou des connaissances scientifiques, le rythme de l’action et les nécessités de la vie peuvent nous tenir éloignés de la pensée. Car celle-ci interrompt l’action en en questionnant les principes et les fins. » Hannah Arendt, La Vie de l’esprit (1975) Autre manière de parler du conditionnement de nos pensées, avec Jean-Claude Serres (consultant et formateur en entreprises et universités) – dans un article paru en 2014 : « L’individu est en partie l’auteur ou plus précisément le jardinier de ses pensées par les contextes d’enrichissement qu’il choisit de vivre (informations, échanges, lecture, écriture) et la discipline intellectuelle qu’il s’impose en posture méta (prise de recul par rapport aux événements en cours). Cependant l’individu est conditionné par le flux d’informations assourdissant dans lequel il est continuellement plongé. Il ne détient qu’une liberté partielle de moduler ce flux car vivre exige de vivre en société à moins de se transformer en ermite. » Jean Pierre Bernajuzan, essayiste (article paru en 2021), nous en parle également : « La pensée est un processus d’appréhension de la réalité du monde qui saisit les éléments qu’elle perçoit, puis les enregistre, ce qui constitue la base sur laquelle s’exercera la pensée consciente analytique. Mais cette pensée analytique est tributaire des modes de pensée collectifs de la société dans laquelle on vit, les interprétations conscientes en dépendent, elles changent d’une société à l’autre, d’une époque à une autre.» Laissons la conclusion à Hannah Arendt, avec cette citation dans La Vie de l’esprit (1975) « Le temps de la pensée est celui d’un autre « monde » qui n’est pas celui des faits ni des actions. Il est le temps d’une prise en charge de soi-même. Le temps de la pensée est dès lors une forme de résistance à l’ordre dominant. » * Ces citations ont fait l'objet des réflexions et échanges entre les participants de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 13 mars 2023. Principales questions formulées et argumentées par les participants à la réunion du 13 mars : - Peut-on habiter des pensées inconscientes ? - Jusqu’à quel point nos pensées peuvent-elles créer nos réalités ? - Quelle est la relation entre la pensée et l’espace ? - Comment s’approcher du concept de l’esprit ? - Comment gérer au mieux nos pensées ?
- Habiter le temps ?
Le mot "temps" provient du latin tempus qui signifie à la fois « temps, moment, instant » et « saison, époque de l'année ». Le mot latin dérive lui-même de la racine grecque témnô, « couper, découper » : - le temps induit la division de la durée ; - il est un moment, un instant ; - il est perçu comme un changement continuel et irréversible, où le présent devient le passé ; - au sens plus philosophique, il est le milieu homogène et indéfini, dans lequel se déroulent les évènements - il est alors analogue à l’espace ; - pour tous les êtres vivants, pour toutes les choses en ce monde, exister, c'est s'inscrire dans le temps, sans jamais pouvoir s'arrêter ni revenir en arrière ; pour les êtres vivants, c’est le chemin qui mène chacun de la naissance à la mort ; - le temps emporte tout sans retour : pour nous les humains, il est la forme de notre impuissance ; Irrationalité et paradoxe du temps On peut soutenir que seul le présent n'existe pas : entre l'immédiatement passé et l'immédiatement futur, où est le présent ? Ce présent est ainsi insaisissable, c’est un instant mathématique, une pure fiction sans épaisseur existentielle. Le temps serait donc, comme le suppose Aristote, un être qui se décompose entre deux néants : ce qui fut et ce qui sera. Lorsque nous percevons l’antérieur et le postérieur, alors nous disons qu’il y a du temps, car voilà ce qu’est le temps : le nombre du mouvement selon l’antérieur et postérieur. Dans La physique, Aristote Des trois moments du temps, le passé, le présent et l'avenir, un seul, semble-t-il m'est réellement donné, un seul paraît être réellement vécu sans discussion possible : c'est le présent. Si l'on veut bien y réfléchir, nous n'en sortons jamais. Le passé ne doit pas nous embarrasser, et l’avenir encore moins. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C’est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu’on ne pense presque jamais à la vie présente et à l’instant où l’on vit, mais à celui où l’on vivra ». Pascal, Lettre 8 à Melle de Roannez, OC III, Éd. J. Mesnard, p. 1044-1045. Ce que nous propose Aristote : Il est intéressant d'examiner les relations de l'âme et du temps, et de se demander pourquoi le temps paraît être présent en tout être, dans la terre, la mer et le ciel. N'est-ce pas parce qu'il est une détermination et une disposition du mouvement, lui qui en est le nombre, et que toutes ces choses sont en mouvement ? Car elles sont toutes en un lieu ; et le temps et le mouvement vont de pair, aussi bien selon la puissance que selon l'acte. Aristote - Physique IV, 223-224 Selon Bergson, le temps est compris de deux manières : soit par la conscience, soit par la technique. Il distingue donc le temps subjectif de la conscience, qui est lié à nos représentations (pensées, sentiments, …), et le temps objectif, celui de l'horloge qui agit comme une mesure commune, universelle du temps. Dans son « Essai sur les données immédiates de la conscience », le philosophe montre que l’écoulement du temps est davantage une propriété liée à la perception individuelle du sujet qu’une dimension mesurable de la réalité. Le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience Pour Saint-Augustin, le temps est une intuition spontanée : on comprend ce qu'est le temps, mais on ne peut l'expliquer. Ainsi, le présent étant déjà du passé, le temps ne peut être rationnellement expliqué. Si le temps pouvait s'expliquer, il serait statique, donc le temps serait éternité. Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. “Confessions” (397-401), XI, Augustin d'Hippone, philosophe et théologien chrétien (354 – 430) Pour Pascal, sachant que le temps est irréversible, l'humain cherche à s'en extraire : Pascal appelle cela le divertissement. En effet, pour lutter contre notre finitude, notre mort inéluctable, l’Être humain cherche la conquête du pouvoir, à s'affairer, à s'approprier des biens. " Le présent n'est jamais notre but, le passé et le présent sont nos moyens, seul l'avenir est notre fin"“. Par la citation qui à fait la Une de la réunion d'aujourd’hui, Pascal nous dit que l'humain agité croit se trouver lui-même, mais qu’en réalité, il se fuit, il n'agite que du vide : ”Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre“. La conscience est incapable de supporter un face-à-face avec elle-même, c'est la source du malheur et de la misère de l'homme. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l‘avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous le soyons jamais. Pensées, Blaise Pascal – Pensée 172 - 47 Ainsi, l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir. Pensées, Blaise Pascal (Larousse, 1983, p.85) En 1996, l’historien et militant français Jean Chesneaux publiait un ouvrage titré « Habiter le temps ». Passé, présent, futur, esquisse d'un dialogue politique », aux Editions Bayard. Il cherche à y démontrer que les nouvelles technologies et les contraintes de rentabilité et de productivité bouleversent nos échelles temporelles. Nous sommes à la fois obsédés du temps et orphelins du temps. Notre existence individuelle se dissout dans un zapping permanent ; nos sociétés sur-programmées sont bloquées dans l'immédiat ; notre devenir historique se brouille. A chaque niveau, n'est-ce pas le même temps qui vacille ? Jean Chesneaux, Habiter le temps, Ed. Bayard, 1996 Il se demande comment est-il encore possible de renouer un dialogue interactif entre le présent agissant, le passé comme expérience, l'avenir comme horizon de responsabilité ? Comment reconquérir le temps, pour redonner du sens et de la cohérence à notre être-en-société comme à notre vie quotidienne ? Comment réintégrer le temps dans notre culture politique, dans nos pratiques citoyennes, dans notre art de vivre ? Plus récemment, c’est le journaliste et producteur Romain Blondeau qui pose de nouveau la question, précisément à propos de Netflix, expliquant que les Français ont une longue histoire avec le cinéma et un goût commun pour la salle, qui, de nos jours, ne pèsent plus rien face à la puissance de l’économie numérique dont l’objectif est de maîtriser le temps. Entre les heures de travail et celles consacrées à la famille et aux amis, nous avons une quantité de temps disponible que cherchent à capter le patron de Netflix et ses coreligionnaires de Twitter ou Facebook. En marge d’une conférence de presse organisée en 2007 au siège de la plateforme, Reed Hastings avait résumé l’affaire pas cette formule habile : « Notre seul concurrent, c’est le sommeil ». Dix ans auparavant, Patrick Le Lay avait déjà eu la même inspiration lorsqu’il avait évoqué le fameux « temps de cerveau disponible » mis au service des publicitaires. Romain Blondeau, Netflix l’aliénation en série, Ed. du Seuil (2023) Et pour conclure, voici quelques lignes qui viennent éclairer l’interrogation de l’un des participants à la réunion de ce soir, à propos de la perception du temps lors de la pratique de la méditation : l’auteur de référence serait peut-être Bergson et son concept de durée pure. Bergson oppose la durée pure au temps ; la durée relève de l’intime, elle appartient au « moi » et ne peut, dans notre conscience, se dissocier de son avant comme de son après. Elle est le temps vécu, et comme tel vécu dans la conscience. Elle est la forme que prennent nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand la séparation de l’état présent et antérieur s’estompe. La durée est ininterrompue, non fragmentable, qualitative. Le temps, au contraire, est extérieur à l’humain, mis en chiffres et borné par la science, il est quantitatif. Il se pense par calcul avec des états successifs alors que la durée se perçoit par l’intuition comme un phénomène continu. Extrait de « Petit traité du vieillissement heureux », Philippe Abastado, Ed. Albin Michel (2023) * Ce texte a fait l'objet des réflexions et échanges lors de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 13 février 2023.
- De l'enjeu actuel du commun - des communs...
Selon la philosophe Corine Pelluchon : « Nous appartenons à un monde commun composé des œuvres de nos ancêtres, de l’écosphère* dans sa totalité et de la biodiversité*. Ce monde commun, qui nous accueille à notre naissance, nous survit, et nos actes, même les plus quotidiens, sont aussi à évaluer en fonction de la manière dont nous le préservons et dont nous offrons à nos descendants la possibilité de s’en nourrir et de le nourrir ». Corine Pelluchon (1), 2015, p. 315 Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Éditions du Seuil). *Écosphère : désigne un écosystème dans lequel plusieurs niveaux interagissent les uns avec les autres : la matière, l'énergie et les êtres vivants. Le terme a été créé par l'écologiste américain Lamont Cole en 1958. *Biodiversité : c'est le tissu vivant de notre planète - diversité des espèces et des individus au sein de chaque espèce en relation avec le milieu où ils vivent. Le monde commun était la préoccupation centrale de la pensée de la philosophe allemande Hannah Arendt. De son point de vue : « Le monde et les hommes qui l’habitent font deux. Le monde s’étend entre les hommes, et cet “entre ” est aujourd’hui l’objet du plus grand souci et du bouleversement le plus manifeste dans presque tous les pays du monde." Hannah Arendt (2) « Condition de l’homme moderne » ( 1961) En s’éloignant de la philosophie pour se rapprocher du droit, voici la définition « des communs, selon Daniela Festa : « Les communs désignent des formes d'usage et de gestion collective d'une ressource ou d'une chose par une communauté. Cette notion permet de sortir de l'alternative binaire entre privé et public en s'intéressant davantage à l'égal accès et au régime de partage et décision plutôt qu'à la propriété. Les domaines dans lesquels les communs peuvent trouver des applications comprennent l'accès aux ressources mais aussi au logement et à la connaissance. » Article de Daniela Festa (3) - avec la contribution de Mélanie Dulong de Rosnay et Diego Miralles Buil), « Les communs », Géoconfluences, juin 2018. URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/communs L’une des thèses majeures de Pierre Dardot et Christian Laval, consiste en effet à distinguer ce qu’on appelle généralement les communs (ou biens communs) – c’est-à-dire des ressources auxquelles s’appliquent des régimes juridiques qui en permettent le partage et la gestion collective – et « le commun ». Les auteurs écrivent ainsi : « Le commun n’est pas un bien, et le pluriel ne change rien à cet égard, car il n’est pas un objet auquel doive tendre la volonté, que ce soit pour le posséder ou pour les constituer. Il est le principe politique à partir duquel nous devons construire des communs et nous rapporter à eux pour les préserver, les étendre et les faire vivre. (…) Le commun est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété ou co-possession. » Pierre Dardot et Christian Lava (4)l, « Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle (Paris, Éditions La Découverte, 2014) Mais Pierre Joseph Proudhon, théoricien révolutionnaire du XIXème siècle, conteste la propriété autant que la communauté. Voici ce qu’il en pense : « Je ne dois pas dissimuler que, hors de la propriété ou de la communauté, personne n’a conçu de société possible : cette erreur à jamais déplorable a fait toute la vie de la propriété. Les inconvénients de la communauté sont d’une telle évidence, que les critiques n’ont jamais dû employer beaucoup d’éloquence pour en dégoûter les hommes. L’irréparabilité de ses injustices, la violence qu’elle fait aux sympathies et aux répugnances, le joug de fer qu’elle impose à la volonté, la torture morale où elle tient la conscience, l’atonie où elle plonge la société, et, pour tout dire enfin, l’uniformité béate et stupide par laquelle elle enchaîne la personnalité libre, active, raisonnée, insoumise de l’homme, ont soulevé le bon sens général, et condamné irrévocablement la communauté. " Pierre-Joseph Proudhon (5), texte extrait de « Qu’est-ce que la propriété ? Recherches sur le principe du droit et du gouvernement », premier mémoire, 1840 (Chapitre V, Seconde partie, 2). Le sociologue Jean Rivelois conclut ainsi: « En s’appuyant sur les plus anciens théoriciens du bien commun (Aristote et Thomas d'Aquin), on peut penser que l'homme, par son travail et ses entreprises, ne produit pas que des choses abstraites comme du profit, de la valeur ajoutée ou de la croissance. A travers ses activités, l'homme façonne le monde en lui ajoutant des biens : des voitures, des routes, des villes, des centrales nucléaires, des produits alimentaires, des contenus culturels, des robots, des armes... Il crée le monde commun dans lequel il va ensuite se nicher et pouvoir (ou pas) se développer en produisant des normes (respectées ou non) de partage des ressources, en rencontrant les autres de façon harmonieuse (ou non), pour, finalement, trouver (ou pas) son accomplissement et son bonheur. (…) Si l’économie détruit la substance même de la société (ses ressources naturelles et la qualité de son tissu social et culturel), le risque est de déboucher sur des sociétés riches mais inégalitaires, prêtes à verser dans le consumérisme ou le populisme identitaire (raciste, communautariste ou nationaliste). Aristote avait donné un nom à cette pathologie : la chrématistique, c’est-à-dire la recherche de l'accumulation monétaire pour elle- même ; il y voyait la fin de la politique, le triomphe de l'économie et la négation du bien commun. " Jean Rivelois, sociologue, chargé de recherches, UMR Cessma, Institut de recherche pour le développement (IRD), membre du projet "Informalité, pouvoirs et envers des espaces urbains "(INVERSES) Extraits de texte présentés par J. Ripart le 13 juin 2022, lors de la réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo
- Être ou avoir ? Propriété ou appropriation ?
Bref rappel chronologique :- - Les premières traces du genre « homo » datent d’au moins 400 000 ans (l’homo sapiens et l’homme de Néandertal qui disparait) - Pendant près de 180 000 ans, l’homo-sapiens vit en mode chasseur-cueilleur et se déplace en clan ou en tribu - Il y a près de 20 000 ans, certains groupes commencent à cultiver les plantes et apprivoiser les animaux, en résulte la sédentarisation (révolution du Néolithique, de 14 000 à 7 000 av. J.-C.) - Il y a environ 2 000 ans, homo-sapiens achève sa conversion au mode majoritairement agriculteur/éleveur (le Croissant Fertile est parmi les principaux foyers de sédentarisation) Que se passe-t-il alors, progressivement : => Appropriation des espaces pour la construction d’habitations fixes pour les humains et d’abris pour les animaux et pour les récoltes, puis regroupement des habitations en villages => Constitution de réserves alimentaires, abondance et surplus, donc premiers échanges entre groupes et entre villages => Création de nouvelles activités, division du travail et répartition des tâches => Début de la croissance démographique De l’appropriation de l’espace à la propriété du sol Nomade ou sédentaire, l’homo Sapiens a toujours eu besoin de s’abriter, de se protéger. Mais la révolution néolithique est le point de départ d’une différence fondamentale. - L’habitat du nomade, en plein air ou sous abri, est provisoire (une heure, une journée, une saison). Les groupes humains sont alors attachés à des territoires plutôt qu’à un lieu fixe. - Le sédentaire, lui, s’installe à un endroit qu’il choisit, son habitat est fixe et définitif ; il s’approprie l’endroit puis va tenter de dominer la nature et de la transformer pour mieux l'utiliser. Aujourd’hui, la plupart des historiens s’accordent pour dater la naissance de la propriété vers 2 500 ans av. J.C., à l’époque où les terrains furent pour la première fois découpés en champs individuels. Puis c’est à l’époque de l’empereur Justinien (527 - 565) que le doit romain reconnaît au propriétaire un plein pouvoir sur la chose : le droit d’user de la chose, le droit de jouir de la chose et celui de disposer de la chose. En France, au sein de la société agricole de l’Ancien Régime, on voit que l’intérêt principal du propriétaire foncier réside dans le droit d’exploiter le produit de la terre cultivée. La moitié des terres du royaume est détenue par une multitude de roturiers ; et, pour être propriétaire, le petit paysan doit payer une infinité d’impôts à son seigneur qui est le maître du domaine. Dans son premier « Traité du gouvernement », le philosophe anglais John Locke (1632 – 1704) fonde « le droit à la propriété privée sur le travail individuel conformément à la loi naturelle » Il soutient que « La quantité de terre qu’un homme laboure, plante, amende et cultive, et dont il peut utiliser le produit, voilà ce qui définit l’étendue de sa propriété. Par son travail, il l’enclot, pour ainsi dire, en la séparant de ce qui est commun ». Puis les législateurs du Code civil promulgué le 21 mars 1804 en France, vont transformer la nature juridique des terres et des propriétés immobilières. « Jusque-là considéré comme un outil de production, le sol a acquis une dimension nouvelle : il s’est transformé en un patrimoine dont la valeur est garantie sur la longue durée. Transmissible entre générations, ce patrimoine, outre les fruits qu’il procure, est devenu un élément central dans l’assurance sociale que les ménages cherchent à obtenir, pour eux comme pour leurs descendants. » - Robert Castel, sociologue et philosophe français (1933 – 2013). Parmi les fervents défenseurs du droit d’occupation des sols par tous, l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon écrit, dans son premier ouvrage (Qu'est-ce que la propriété?, 1840) : « Je prétends que ni le travail, ni l’occupation, ni la loi ne peuvent créer la propriété (…). La propriété, c’est le vol... ». Avec le développement de la société industrielle, le travail est extériorisé en dehors de l’espace de vie et la maison devient un refuge pour la famille nucléaire. L’accession à la propriété de ce refuge se développe avec les années de prospérité et le développement des crédits logements dans les années 1950. Acheter un logement, c’est affirmer son identité: "j’habite donc je suis". Le logement devient fondamentalement important dans la vie de nombreux citoyens, car il est désormais à la fois le lieu des projections de soi et le lieu où se définit son rapport à soi et son rapport au monde. Dès lors, le type de classe sociale se détermine par le fait d’être locataire ou propriétaire, et par le niveau de revenu et de patrimoine ainsi que par des éléments de prestige personnel. Si certains assument une adresse un peu plus "populaire » de leur domicile, ceux attachés à une image de réussite sociale cherchent des quartiers plus bourgeois. L’effet de conformité agit comme une pression sociale de sorte qu’à partir d’un certain âge, la norme est d’être propriétaire. Dès lors, la propriété renvoie aux notions de stabilité, de permanence, de sécurité et de contrôle Au vu de la crise environnementale qui constitue certainement l’un des plus grands défis du XXIe siècle, la propriété de la Terre ainsi que et le droit de l’environnement préoccupent certains d’entre nous autant que des philosophes, chercheurs, sociologues et autres spécialistes comme la juriste et enseignante-chercheuse Sarah Vanuxem. Dans son livre « La propriété de la terre » (2018), Sarah Vanuxem démontre, contre la doctrine dominante, que la propriété ne peut pas être conçue comme ce « pouvoir souverain dʼun individu sur les choses ». Même dans le droit moderne, dans le code civil lui-même, dans ses racines romaines et médiévales, la propriété est prise dans la communauté – les choses sont enracinées dans le commun (ou ressources partagées). Les recherches de Sarah Vanuxem apportent une contribution précieuse à la puissante résurgence actuelle des communs, en définissant la propriété non plus comme un rapport de domination mais comme une faculté : la faculté d’habiter un milieu et d’y déployer un agir, un agir commun. Ce texte a été présenté par son auteur, le 9 mai 2022, lors de la réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo
- "De la valeur de ce qui nous entoure ici-bas"
Dans l’extrait commenté qui va suivre, Blaise Pascal nous invite à une sorte de voyage cosmique lui permettant d’évoquer la disproportion qui règne entre l’humain et la nature (tout ce qui n’est pas le fait de l’humain). Dans la première partie du texte (commenté), Pascal nous invite ainsi à élever notre pensée jusqu’aux réalités visibles et invisibles les plus hautes, afin de prendre conscience de notre incapacité à embrasser la totalité de la nature, du cosmos, de l’univers. Puis, en final, en revenant vers lui-même, chacun peut évaluer d’autant plus lucidement le lieu où il habite : « la terre, les royaumes, les villes et soi-même ». Extrait des Pensées, Les deux infinis, fragment 185 Disproportion de l'homme - Blaise Pascal (1670) Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Nature ou cosmos, univers… Diriger le regard vers le haut, donc vers les astres de la voute céleste. Ces objets bas qui nous environnent sont bien le monde des affaires humaines, qui, en ce début de texte, ne sont pas sujets à contemplation. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent C'est par la direction du regard vers la lumière solaire que Pascal nous invite à commencer ce voyage cosmique, cette lumière du soleil qui est l’éclat et la permanence du cosmos. Puis Pascal nous invite à voir la Terre, habitat de l’humanité, réduite à l’infiniment petit, à la dimension d’un point, d’un atome. De même pour le trajet de la Terre, infiniment petit dans la globalité du mouvement des astres. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Pascal invite ici l’imagination à prendre le relais de nos sens, qui sont incapables d’aller plus loin dans cette démarche. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. Selon Pascal, aucune représentation intellectuelle (ou « idée »), n’est capable de voir, d’approcher ou d’imaginer la totalité de l’être du monde. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. Dans cette sphère infinie il n’y a plus de repère, « la pensée se perd », et l’imagination n’a pas la puissance suffisante pour se représenter l’infini… On se promène donc en étant le centre, avec une circonférence (représenté par l’horizon) en mouvement. Nous pouvons voir ici l’égarement de la puissance imaginative dans sa tentative de concevoir l’infini. L’objet de contemplation n’est pas Dieu ou son infinité, ni même les créatures, ou encore Dieu visible en elles, mais l’infinité de la nature. Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est ; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? Revenu à soi, un peu comme un retour à soi, après une nouvelle expérience, après un tour complet de la conscience sur elle-même. Il y a donc une nouvelle évaluation de soi, de sa dimension, de sa conscience. Relativement à la majesté de l’univers dont il s’agissait au début du texte. Le lieu où habite l’être humain, soit la Terre, est ici réduit à un petit cachot. Tenter de prendre la mesure de l’univers incommensurable dans lequel nous sommes inclus, c'est aussi prendre conscience de la valeur de ce qui nous entoure ici-bas, les respecter en raison de la valeur intrinsèque de leurs objets spécifique Puis, dans la deuxième partie du "fragment 185" qui va suivre, Blaise Pascal poursuit le voyage vers l’infini petit… vers le néant, posant la question de la place de l’humain « entre ces deux abîmes de l'infini et du néant ». Mais pour lui (l'homme) présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ? Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption. Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.
- Gardel et Besse... extraits
L'homme et la terre Eric Gardel, 1952 On peut dire que l'espace concret de la géographie nous délivre de l'espace, de l'espace infini, inhumain, du géomètre ou de l'astronome. Il nous installe dans un espace à notre dimension, dans un espace qui se donne et répond, espace généreux et vivant ouvert devant nous. On habite un lieu dès lors que pouvons y relâcher nos mécanismes de défense et nous y confier par le sommeil. La singularité de l’habiter réside peut-être dans cette recherche d’un espace protecteur au sein duquel il devient alors possible, de s’exposer dans toute sa fragilité. En distinguant ainsi l’espace personnel de celui des autres, l’habiter renvoie donc à l’établissement de limites, à l’apparition de discontinuités dans un continuum. Habiter. Un monde à mon image Jean-Marc Besse, 2013 Depuis les textes fondateurs d’Heidegger, il est acquis que l’habiter ne se résume pas à la construction ou à l’édification mais qu’il renvoie davantage à « cette espèce de conversation muette qui se tisse au long de nos rapports quotidiens et ordinaires avec le lieu dans lequel nous vivons ». Autrement dit, l’Homme habite un monde qu’il modèle à son image, à ses besoins et avec lequel il est en interaction constante : « interroger l’habiter, c’est interroger ce qu’il en est pour les hommes de leur monde, du monde qu’ils ont édifié au cœur de l’espace et du temps, dans lequel ils ont ordonné leurs existences individuelles et collectives ». Loin d’être inné, ou une activité passive de l’être humain, habiter exige au contraire de sa part qu’il se projette, qu’il marque les lieux pour se construire, en propre, un « monde » de significations. C’est ainsi un espace de confiance que l’acte d’habiter vise à instituer, il s’agit de « tracer un cercle pour qu’un chez-soi apparaisse, en laissant au-dehors les forces du chaos ». Comme l’avait précisé Dardel, l’on habite un lieu dès lors que pouvons y relâcher nos mécanismes de défense et nous y confier par le sommeil... Et la singularité de l’habiter réside peut-être dans cette recherche d’un espace protecteur au sein duquel il devient alors possible, de s’exposer dans toute sa fragilité. En distinguant ainsi l’espace personnel de celui des autres, l’habiter renvoie donc à l’établissement de limites, à l’apparition de discontinuités dans un continuum. Association Trobien - 26 février 2022
- « Habiter » dedans / dehors
Si, dans la pensée du philosophe allemand Martin Heidegger, « habiter » signifie « être-présent-au-monde-et-à-autrui », on peut se permettre de questionner le sens du terme « présence ». Il est étonnant de voir que, dans le dictionnaire, la « présence » est un fait : le fait de se trouver dans un lieu, à proximité de quelqu’un ou de quelque chose, le simple fait d’être présent et d’exister. Or, la présence n’est-elle pas une action plutôt qu’un fait ? La présence n’engage-t-elle pas des interactions ? Un être vivant n’est-il pas en permanence en interaction avec son environnement, dont il dépend selon un réseau d’échanges d’énergie, d’information et de matière (imaginons ne serait-ce que l’air qu’il respire !) ? Pour tenter de mieux comprendre cette présence au monde et à autrui – présence de l’être vivant en lui-même et non comme il nous apparaît – mettons un instant la focale sur l’infiniment petit, la cellule, unité fondamentale, structurale et fonctionnelle des organismes vivants. Puis sur plus petit encore, l’atome, composant élémentaire de la matière. * Un écosystème étant défini comme un ensemble formé par une communauté d’êtres vivants en interaction avec leur environnement (biotope), au sein duquel ils développent un réseau de dépendance, d’échange d’énergie, d’information et de matière. Selon ce cheminement, la matière serait considérée comme un processus dynamique dont la vie est l‘une des manifestations (la vie serait alors un processus, une organisation de la matière). Et la cellule survivrait grâce à un échange permanent de matière et d’énergie, selon un processus interne de régulation. Pour rappel : la cellule est entourée d’une membrane qui, d‘une part lui donne sa forme, et d’autre part sépare son milieu intérieur du milieu extérieur - cette membrane perméable, ou semi-perméable, contrôle absolument tout ce qui entre et sort de la cellule. C’est là que se trouve le fondement même de la signification de l’homéostasie, défini pour la première fois par Claude Bernard (médecin, physiologiste et épistémologue français), en 1865, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, comme suit : « L’homéostasie est la capacité que peut avoir un système quelconque à conserver son équilibre de fonctionnement en dépit des contraintes qui lui sont extérieures… Tous les mécanismes vitaux, quelque variés qu'ils soient, n'ont toujours qu'un but, celui de maintenir l'unité des conditions de la vie dans le milieu intérieur. » Depuis lors, l’homéostasie fascine non seulement de nombreux chercheurs en biologie et en sciences sociales, qui tentent de mieux comprendre ce mécanisme basé sur l’équilibre et l’adaptation, mais aussi certains philosophes comme Roland Schaer (philosophe du vivant, agrégé de philosophie en 1971) ; ce dernier, en réintroduisant l’importance du vivant dans la notion même d’habiter, s’inspire du concept biologique d’« homéostasie » . C’est ainsi que Roland Schaer définit l’importance de la constitution de ce « milieu intérieur », autoproduit et régulé par l’organisme : « Un être vivant doit constamment échanger avec son milieu. Il survit de ses entrées et sorties de matières d’information qui peuvent aussi déclencher sa mort. […] Dans ce mécanisme métabolique se fabriquent deux milieux : le milieu intérieur – avec des paramètres relativement stables – et le milieu extérieur – où les paramètres fluctuent. Le milieu intérieur, ce premier endroit où nous habitons, grâce auquel nous habitons tous les autres, c’est notre corps. […] Les habits, c’est un habitat qu’on transporte avec soi. Très vite, ça a été une parure, une manière de créer un lien social, une façon de séduire… ». Pour alimenter cette réflexion, voici une citation de Lucien Cuénot (1866-1951), biologiste et généticien français, théoricien de l’évolution : « Il n’y a rien de vivant dans une cellule sauf l’ensemble. » Ce texte résume la présentation de J. Ripart, lors de la réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo, le 14 février. Par Jacqueline Ripart - 26 février 2022