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REPÈRES

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  • Habiter ses pensées ?

    Penser vient du latin classique « pensare » : peser, comparer. Au sens large, penser est une activité psychique, consciente ou non, voire même parfois incontrôlée : - elle recouvre les processus qui, en réponse aux perceptions venues des sens, élaborent la synthèse des images et des sensations réelles et imaginaires ; - elle produit les concepts que l'être humain associe pour apprendre, créer, agir et communiquer dans la réalité. Dans « Principes de la philosophie » (Ed. Vrin, p.56), Descartes (1596-1650) formule sa définition comme suit : « Par le mot penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-même ; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose que penser. » Auparavant, dans le dialogue de Platon, qui porte le nom de Théétète, Socrate avait défini l’action de penser comme étant « ... un dialogue invisible et silencieux de l’âme avec elle-même. » C’est ce qu’on pourrait nommer la vie intérieure, sorte de sphère invisible où nul ne peut pénétrer. La philosophe Hannah Arendt en parlera ainsi dans sa dernière œuvre, « La vie de l’esprit » (1975) : « Comme les autres activités de l’esprit, la pensée n’apparaît pas dans le monde. (...) Elle n’est pas un acte visible qui pourrait s’observer de l’extérieur et elle ne laisse pas de traces tangibles. (...) Elle n’est pas non plus une activité par laquelle le moi pensant s’apparaîtrait à lui-même comme un « soi. (...) La pensée se distingue aussi bien du sens commun que de l’intellect. Car le sens commun s’accompagne d’un sentiment du réel. Or la pensée s’écarte précisément de ce sentiment du réel – qu’elle ne peut ni justifier ni détruire... Elle le suspend pour ne s’intéresser qu’à la signification de ce à quoi elle pense ». Récemment, Loran Nordgren, professeur associé en management à « Kellogg School of Management » aux Etats-Unis, a écrit un article où il décrit la pensée consciente ou inconsciente comme suit : « La pensée consciente est comme une lampe que l’on place sur la décision. Elle donne une lumière très intense, mais elle n’éclaire qu’un aspect particulier et réduit du problème. Elle a une capacité de traitement très limitée. La pensée inconsciente, en revanche, ressemble plus à la veilleuse d’un enfant. Elle projette une lumière tamisée sur tout l’espace de décision sans se concentrer sur un aspect particulier.» Revenons vers Hannah Arendt, qui, cette fois-ci, nous amène à réfléchir sur les raisons de ne pas penser: « Il existe beaucoup de raisons de ne pas penser. L’homme mauvais évite de se retrouver seul avec lui-même et de se confronter à sa conscience. Mais il n’est pas le seul. Le confort des règles établies ou des connaissances scientifiques, le rythme de l’action et les nécessités de la vie peuvent nous tenir éloignés de la pensée. Car celle-ci interrompt l’action en en questionnant les principes et les fins. » Hannah Arendt, La Vie de l’esprit (1975) Autre manière de parler du conditionnement de nos pensées, avec Jean-Claude Serres (consultant et formateur en entreprises et universités) – dans un article paru en 2014 : « L’individu est en partie l’auteur ou plus précisément le jardinier de ses pensées par les contextes d’enrichissement qu’il choisit de vivre (informations, échanges, lecture, écriture) et la discipline intellectuelle qu’il s’impose en posture méta (prise de recul par rapport aux événements en cours). Cependant l’individu est conditionné par le flux d’informations assourdissant dans lequel il est continuellement plongé. Il ne détient qu’une liberté partielle de moduler ce flux car vivre exige de vivre en société à moins de se transformer en ermite. » Jean Pierre Bernajuzan, essayiste (article paru en 2021), nous en parle également : « La pensée est un processus d’appréhension de la réalité du monde qui saisit les éléments qu’elle perçoit, puis les enregistre, ce qui constitue la base sur laquelle s’exercera la pensée consciente analytique. Mais cette pensée analytique est tributaire des modes de pensée collectifs de la société dans laquelle on vit, les interprétations conscientes en dépendent, elles changent d’une société à l’autre, d’une époque à une autre.» Laissons la conclusion à Hannah Arendt, avec cette citation dans La Vie de l’esprit (1975) « Le temps de la pensée est celui d’un autre « monde » qui n’est pas celui des faits ni des actions. Il est le temps d’une prise en charge de soi-même. Le temps de la pensée est dès lors une forme de résistance à l’ordre dominant. » * Ces citations ont fait l'objet des réflexions et échanges entre les participants de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 13 mars 2023. Principales questions formulées et argumentées par les participants à la réunion du 13 mars : - Peut-on habiter des pensées inconscientes ? - Jusqu’à quel point nos pensées peuvent-elles créer nos réalités ? - Quelle est la relation entre la pensée et l’espace ? - Comment s’approcher du concept de l’esprit ? - Comment gérer au mieux nos pensées ?

  • Habiter le temps ?

    Le mot "temps" provient du latin tempus qui signifie à la fois « temps, moment, instant » et « saison, époque de l'année ». Le mot latin dérive lui-même de la racine grecque témnô, « couper, découper » : - le temps induit la division de la durée ; - il est un moment, un instant ; - il est perçu comme un changement continuel et irréversible, où le présent devient le passé ; - au sens plus philosophique, il est le milieu homogène et indéfini, dans lequel se déroulent les évènements - il est alors analogue à l’espace ; - pour tous les êtres vivants, pour toutes les choses en ce monde, exister, c'est s'inscrire dans le temps, sans jamais pouvoir s'arrêter ni revenir en arrière ; pour les êtres vivants, c’est le chemin qui mène chacun de la naissance à la mort ; - le temps emporte tout sans retour : pour nous les humains, il est la forme de notre impuissance ; Irrationalité et paradoxe du temps On peut soutenir que seul le présent n'existe pas : entre l'immédiatement passé et l'immédiatement futur, où est le présent ? Ce présent est ainsi insaisissable, c’est un instant mathématique, une pure fiction sans épaisseur existentielle. Le temps serait donc, comme le suppose Aristote, un être qui se décompose entre deux néants : ce qui fut et ce qui sera. Lorsque nous percevons l’antérieur et le postérieur, alors nous disons qu’il y a du temps, car voilà ce qu’est le temps : le nombre du mouvement selon l’antérieur et postérieur. Dans La physique, Aristote Des trois moments du temps, le passé, le présent et l'avenir, un seul, semble-t-il m'est réellement donné, un seul paraît être réellement vécu sans discussion possible : c'est le présent. Si l'on veut bien y réfléchir, nous n'en sortons jamais. Le passé ne doit pas nous embarrasser, et l’avenir encore moins. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C’est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu’on ne pense presque jamais à la vie présente et à l’instant où l’on vit, mais à celui où l’on vivra ». Pascal, Lettre 8 à Melle de Roannez, OC III, Éd. J. Mesnard, p. 1044-1045. Ce que nous propose Aristote : Il est intéressant d'examiner les relations de l'âme et du temps, et de se demander pourquoi le temps paraît être présent en tout être, dans la terre, la mer et le ciel. N'est-ce pas parce qu'il est une détermination et une disposition du mouvement, lui qui en est le nombre, et que toutes ces choses sont en mouvement ? Car elles sont toutes en un lieu ; et le temps et le mouvement vont de pair, aussi bien selon la puissance que selon l'acte. Aristote - Physique IV, 223-224 Selon Bergson, le temps est compris de deux manières : soit par la conscience, soit par la technique. Il distingue donc le temps subjectif de la conscience, qui est lié à nos représentations (pensées, sentiments, …), et le temps objectif, celui de l'horloge qui agit comme une mesure commune, universelle du temps. Dans son « Essai sur les données immédiates de la conscience », le philosophe montre que l’écoulement du temps est davantage une propriété liée à la perception individuelle du sujet qu’une dimension mesurable de la réalité. Le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience Pour Saint-Augustin, le temps est une intuition spontanée : on comprend ce qu'est le temps, mais on ne peut l'expliquer. Ainsi, le présent étant déjà du passé, le temps ne peut être rationnellement expliqué. Si le temps pouvait s'expliquer, il serait statique, donc le temps serait éternité. Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. “Confessions” (397-401), XI, Augustin d'Hippone, philosophe et théologien chrétien (354 – 430) Pour Pascal, sachant que le temps est irréversible, l'humain cherche à s'en extraire : Pascal appelle cela le divertissement. En effet, pour lutter contre notre finitude, notre mort inéluctable, l’Être humain cherche la conquête du pouvoir, à s'affairer, à s'approprier des biens. " Le présent n'est jamais notre but, le passé et le présent sont nos moyens, seul l'avenir est notre fin"“. Par la citation qui à fait la Une de la réunion d'aujourd’hui, Pascal nous dit que l'humain agité croit se trouver lui-même, mais qu’en réalité, il se fuit, il n'agite que du vide : ”Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre“. La conscience est incapable de supporter un face-à-face avec elle-même, c'est la source du malheur et de la misère de l'homme. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l‘avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous le soyons jamais. Pensées, Blaise Pascal – Pensée 172 - 47 Ainsi, l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir. Pensées, Blaise Pascal (Larousse, 1983, p.85) En 1996, l’historien et militant français Jean Chesneaux publiait un ouvrage titré « Habiter le temps ». Passé, présent, futur, esquisse d'un dialogue politique », aux Editions Bayard. Il cherche à y démontrer que les nouvelles technologies et les contraintes de rentabilité et de productivité bouleversent nos échelles temporelles. Nous sommes à la fois obsédés du temps et orphelins du temps. Notre existence individuelle se dissout dans un zapping permanent ; nos sociétés sur-programmées sont bloquées dans l'immédiat ; notre devenir historique se brouille. A chaque niveau, n'est-ce pas le même temps qui vacille ? Jean Chesneaux, Habiter le temps, Ed. Bayard, 1996 Il se demande comment est-il encore possible de renouer un dialogue interactif entre le présent agissant, le passé comme expérience, l'avenir comme horizon de responsabilité ? Comment reconquérir le temps, pour redonner du sens et de la cohérence à notre être-en-société comme à notre vie quotidienne ? Comment réintégrer le temps dans notre culture politique, dans nos pratiques citoyennes, dans notre art de vivre ? Plus récemment, c’est le journaliste et producteur Romain Blondeau qui pose de nouveau la question, précisément à propos de Netflix, expliquant que les Français ont une longue histoire avec le cinéma et un goût commun pour la salle, qui, de nos jours, ne pèsent plus rien face à la puissance de l’économie numérique dont l’objectif est de maîtriser le temps. Entre les heures de travail et celles consacrées à la famille et aux amis, nous avons une quantité de temps disponible que cherchent à capter le patron de Netflix et ses coreligionnaires de Twitter ou Facebook. En marge d’une conférence de presse organisée en 2007 au siège de la plateforme, Reed Hastings avait résumé l’affaire pas cette formule habile : « Notre seul concurrent, c’est le sommeil ». Dix ans auparavant, Patrick Le Lay avait déjà eu la même inspiration lorsqu’il avait évoqué le fameux « temps de cerveau disponible » mis au service des publicitaires. Romain Blondeau, Netflix l’aliénation en série, Ed. du Seuil (2023) Et pour conclure, voici quelques lignes qui viennent éclairer l’interrogation de l’un des participants à la réunion de ce soir, à propos de la perception du temps lors de la pratique de la méditation : l’auteur de référence serait peut-être Bergson et son concept de durée pure. Bergson oppose la durée pure au temps ; la durée relève de l’intime, elle appartient au « moi » et ne peut, dans notre conscience, se dissocier de son avant comme de son après. Elle est le temps vécu, et comme tel vécu dans la conscience. Elle est la forme que prennent nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand la séparation de l’état présent et antérieur s’estompe. La durée est ininterrompue, non fragmentable, qualitative. Le temps, au contraire, est extérieur à l’humain, mis en chiffres et borné par la science, il est quantitatif. Il se pense par calcul avec des états successifs alors que la durée se perçoit par l’intuition comme un phénomène continu. Extrait de « Petit traité du vieillissement heureux », Philippe Abastado, Ed. Albin Michel (2023) * Ce texte a fait l'objet des réflexions et échanges lors de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 13 février 2023.

  • Habiter le vivant : un défi ?

    Rappel de quelques chiffres - Près de 8,7 millions d'espèces vivantes vivent sur Terre : 6,5 millions sur la terre ferme et 2,2 millions en milieu aquatique - Seules 14,1 % du total des espèces vivantes ont été jusqu'à présent découvertes, décrites et cataloguées (publication revue scientifique américaine PLoS Biology 2011) - Les espèces sauvages ne représentent que 4 % de la masse totale du Vivant, la population humaine 36 % et les animaux d’élevage 60 % - A ce jour, 750 espèces animales ont disparu, 2 700 sont en voie d’extinction, 12 500 sont menacées et la seule espèce humaine compte 8 milliards d’individus Thèse de l'exception humaine - Cette thèse affirme qu'il existe une différence de nature entre l'humain et tous les autres êtres vivants, démontrant que le monde des êtres vivants est constitué de deux classes radicalement distinctes : les formes de vie animales d'un côté, les êtres humains de l'autre. - Cette thèse reconduit cette rupture à l'intérieur même de l'être humain : elle n'oppose pas seulement deux domaines du vivant, celui de l'humain et celui de l'animal, elle se réfléchit à l'intérieur de la conception de l'humain lui-même à travers de multiples couples oppositionnels : corps/âme, rationalité/ affectivité, nécessité/liberté, nature/culture, instinct/moralité, etc. - Cette thèse affirme que ce qu'il y a de proprement — et exclusivement — humain dans l'être humain, c'est la connaissance. Dans la variante théologique, puisque l’homme est à l'image de Dieu, l'homme seul peut connaître son Créateur. Selon Jean Marie Schaeffet : L'exception humaine est avant tout une puissante image de soi de l'homme. Elle a trouvé son expression la plus profonde et la plus influente dans la doctrine chrétienne qui fait de l'être humain l'élu de Dieu (...) - il est le seul qui ait été fait à Son Image. Il y a donc un lien intime entre la thèse de l'unicité de Dieu et celle de l'exception humaine : le caractère « unique » — au sens d'« exceptionnel » — de l'homme est le reflet du caractère « unique » — au sens de « qui répond seul à sa désignation et forme une unité » - de Dieu. Extraits de l’article de Jean Marie Schaeffer (persee.fr - 2005) directeur de recherche au CNRS Thèse de la supériorité de l’humain sur l’animal Déjà, durant l'Antiquité, des penseurs défendaient l'idée que l'humain est supérieur à l'animal par son intelligence et sa capacité à créer. Aristote, par exemple, estime que l'humain est supérieur aux autres espèces ; car il est un « animal politique » capable de distinguer le bien du mal, le juste de l'injuste, ce qui lui permet de mettre en place une cité et de la gouverner de manière organisée. De nombreux penseurs défendaient l’idée que l'humain est doué d'une pensée qui lui est propre, qu’il est capable de réfléchir et d'utiliser un grand nombre d'outils et de créer. C'est ce qu'illustre le mythe de Prométhée, comme le décrit Platon: Prométhée dérobe le feu sacré aux dieux pour en faire don aux hommes. Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Protagoras (320. 321c) de Platon Dès lors, il est clairement affirmé que l’humain a accès au savoir, ce qui le distingue des animaux. Cependant, de nombreux intellectuels reconnaitront des facultés aux animaux, ce qui pousse à imaginer qu’ils pourraient avoir des droits. Montaigne est l’un des hommes de la Renaissance qui mettra en avant l'intelligence et l'ingéniosité des animaux : Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, sit le sage, court une loi et fortune sans pareille, « Tout est enchaîné dans les liens de la fatalité » (Lucrèce, De la nature). Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés ; mais c'est sous le visage d'une même nature : « Chaque chose a son développement propre, et toutes conservent les différences que la nature leur a décrétées. Michel de Montaigne Essais, Livre II, Chapitre 12 (1580) Mais, à l’inverse, au XVII ème siècle, Descartes sera le premier à mettre en avant l'idée selon laquelle les animaux sont des machines, des automates qui n'ont pas d'intelligence ou de sentiments, puisqu'il ne fait que des gestes machinaux : c'est l'animal-machine de Descartes. Selon lui, les animaux ne sont qu'une sorte d'assemblage de pièces : ils ne possèdent pas de conscience et sont incapables de penser. Ils ne font que répondre à leur instinct, ce qui en fait des sortes d'automates accomplissant des gestes mécaniques : ils sont donc soumis au déterminisme. (...) On peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. C’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. René Descartes, Discours de la méthode, Vème partie, 1637 De nombreux intellectuels, penseurs ou philosophes critiqueront par la suite l’animal-machine de Descartes. Ils reconnaitront des facultés aux animaux, comme l’intelligence et l’ingéniosité. Ils mettront également en avant la sensibilité des animaux. Boileau, Voltaire, Montaigne.... et par exemple Buffon : Les animaux, nous dira-t-on, n’ont-ils donc aucune connaissance ? Leur otez-vous la conscience de leur existence, le sentiment ? Puisque vous prétendez expliquer mécaniquement toutes leurs actions, ne les réduisez-vous pas à n’être que de simples machines, que d’insensibles automates ? Si je me suis bien expliqué, on doit avoir déjà vu que, bien loin de tout ôter aux animaux, je leur accorde tout, à l'exception de la pensée et de la réflexion ; ils ont le sentiment, ils l'ont même à un plus haut degré que nous ne l'avons ; ils ont aussi la conscience de leur existence actuelle. Georges-Louis Leclerc de Buffon - Histoire naturelle (1749) A la même époque, le médecin et philosophe matérialiste, La Mettrie, considère qu'il n'y a aucune séparation tranchée entre l'humain et l'animal. Des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente ; les vrais philosophes en conviendront. Qu'était l'homme, avant l'invention des mots et la connaissance des langues ? Un animal de son espèce, qui avec beaucoup moins d'instinct naturel que les autres, dont alors il ne se croyait pas roi, n'était distingué du singe et des autres animaux que comme le singe l'est lui-même, je veux dire par une physionomie qui annonçait plus de discernement. Julien Offray de La Mettrie - L'Homme machine - 1748 Rousseau quant à lui accorde aux animaux certains droits qu'il accorde aux hommes, notamment parce que, dans leur nature, ils ont des similitudes avec les hommes. Tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu'ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l'homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c'est moins parce qu'il est un être raisonnable que parce qu'il est un être sensible : qualité qui, étant commune à la bête et à l'homme, doit au moins donner à l'une le droit de n'être point maltraitée inutilement par l'autre. Jean-Jacques Rousseau Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, préface (1749) La sensibilité animale a également bien souvent été mise en avant par les écrivains, penseurs, intellectuels : si les animaux éprouvent des sensations voire des sentiments, alors on doit les considérer comme des êtres sensibles, au même titre que les humains. Les animaux sont doués de sensibilité, à l'image d'Argos, le fidèle chien d'Ulysse, qui est le premier à reconnaître son maître lorsqu'il revient à Ithaque et meurt de joie sur le coup. Plusieurs philosophes, notamment au siècle des Lumières, vont défendre cette idée. La redécouverte de Pline l’Ancien permet alors de porter un regard plus critique sur la supériorité de l’humain – l’animal est un être intelligent qui connaît ses besoins et sait ce qui lui est nécessaire, contrairement à l’humain. Pour Voltaire et Rousseau, les animaux sont des créatures capables d'éprouver des sentiments. Voltaire, dans son article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique, prouve que le chien est capable de témoigner sa joie. Rousseau, lui, montre que les animaux connaissent la peur, la tendresse, la joie... Sans parler de la tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu'elles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu'ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant ; un animal ne passe point sans inquiétude auprès d'un animal mort de son espèce ; il y en a même qui leur donnent une sorte de sépulture ; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie annoncent l'impression qu'il reçoit de l'horrible spectacle qui le frappe. Jean-Jacques Rousseau Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes Au cours des siècles, mais particulièrement au moment de la Renaissance avec la remise en question de la supériorité animale sur l'homme, des intellectuels ont réfléchi au statut de l'animal par rapport aux humains. Leur position a permis l'émergence de l'idée de droits des animaux, qui est aujourd'hui une problématique primordiale dans notre façon d’habiter la planète. Ainsi, des hommes comme Léonard de Vinci, végétarien, notait, dans l’un de ses recueils de notes et de dessins, à la fin du XVIe siècle : Le jour viendra où les personnes comme moi regarderont le meurtre des, animaux comme ils regardent aujourd’hui le meurtre des êtres humains. Léonard de Vinci - Codex Atlanticus Au début du XXème siècle, le philosophe français Pierre Magnard nous rappelait que Plutarque (penseur majeur de la Rome antique, bien que d’origine grecque) était en quête d’une koinônia (communauté) capable de fonder l’oïkouménê, c’est-à-dire la maison commune où tous les vivants pourraient coexister. Revenons au sens de l’habiter, proposé par Heidegger : "être-présent-au-monde-et-à-autrui". Quel est « le monde » de Heidegger ? Re-problematiser ce que l’on appelle le monde – Jacques Derrida A la fin du siècle dernier, le philosophe français Jacques Derrida nous propose justement de Re-problématiser ce que l’on appelle le monde. Car il remet en cause tout le courant philosophique moderne héritier de Descartes, qui encourage et perpétue cette dénégation de la place de l’animal dans le monde. Il en juge les conséquences désastreuses pour les animaux. Ce courant intié par Descartes (1596-1650) donc, en premier lieu, puis Kant (1724-1804), Levinas (1906-1995), Lacan (1901-1981) et Heidegger (1889-1976) : pour quelles raisons ? Tel est l’objet de l’un de ses grands travaux, publié dans un ouvrage posthume sous le titre « L’animal que donc je suis ». Il y dénonce la violence inouïe faite aux animaux, que « l’homme refuse de voir, tellement un tableau réaliste en serait insoutenable ». Il y dénonce un assujettissement d’une ampleur aujourd’hui sans précédent de l’animal par l’humain. Il démontre que notre rapport à l’animal est bien de l’ordre du pathologique, indéfendable donc dissimulé. Le questionner, le dévoiler, aurait pour conséquences vertigineuses d’exposer les valeurs et fondements économiques, éthiques, politiques, philosophiques, de la société humaine qui le met en place et le perpétue. Ainsi nous propose, en conclusion, le botaniste Francis Hallé : « Renforcer la solidarité de l’espèce humaine avec l’ensemble du monde vivant apparait comme un but indispensable, et même urgent ». Ce texte a fait l'objet des réflexions et échanges lors de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 9 janvier 2023.

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