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L'obstacle de la conscience de soi *

Texte extrait de "L’animal que je ne suis plus, Étienne Bimbenet

Éditions Gallimard, coll. Folioessais, 2011, p.389-395



C'est sans doute la caractérisation la plus récurrente, la plus obstinée, et pourtant la moins réfléchie du propre de l’homme : l'homme se définirait par la conscience de soi. Ce qui signifie implicitement, et sur un mode moins réfléchi encore, que l'animal ne serait pas conscient de lui-même, que sa vie serait une longue suite d'errances extatiques et aveugles, qu'il serait dispersé, absent, étrangement distrait de lui-même. Une telle définition du propre de l'homme va si bien de soi qu'elle ne cesse de conforter l'idée selon laquelle l'homme se définit par la connaissance, entendue alors comme identification de tout ce qui est. Nous sommes nous-mêmes par la victoire du Même sur l'Autre, colonisateurs plutôt qu'aventuriers, voués au narcissisme plutôt qu'à la rencontre ; notre science préfère le connu à l'inconnu et sait venir à bout de toute terre étrangère.


Bien des préjugés opèrent à l'appui d'une telle conception. Le plus archaïque, d'abord, est d'essence théologique et indivisiblement morale ; il nous dit qu'au commencement était le chaos, et que l'esprit (divin, humain) avait en charge l'ordre du monde. D'un côté l'extériorité, comme lieu d'errance et de dispersion ; de l'autre l'intériorité, définie au contraire comme le lieu du salut. C'est le fameux précepte d’Augustin : « Noli foras ire, in te ipsum redi, in interiore homine habitat veritas (« Ne va pas au-dehors, rentre en toi-même, c’est dans l’homme intérieur que réside la vérité »).


La philosophie a souvent sécularisé l'injonction chrétienne, lui offrant même au xx siècle une véritable consécration à travers le thème heideggérien de l'authenticité, conçue comme appropriation de soi par soi (Eigentlichkeit). Mais c'est qu'en réalité elle avait de son côté largement cultivé, et depuis ses propres ressources conceptuelles, ce schème de l'esprit unificateur. On le trouve en effet à l'honneur dans la théorie empiriste des sense data, mais également dans toute théorie intellectualiste du sentir : la seule chose qui puisse nous être donnée c'est un divers sensible, une multiplicité sans forme ; à la conscience de soi revient d'accomplir la synthèse et de produire la régularité. C'est presque un « devoir » : « Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations » (Immanuel Kant, Critique de la raison pure, op. Cit. p110). Scheler est ironiquement revenu sur l'étrange mythologie puritaine qui préside à cette idée que le désordre est la seule chose qui puisse nous être donnée sans effort, et qu’il incombe au moi intérieur de travailler, laborieux et méritant, pour venir à bout du chaos sensible (сf. Max Scheler, Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs (1916), Aubier 1955 p. 88-89). Le plus récent de ces préjugés, et celui que nous aurons encore à subir quelque temps justement parce qu'il se croit affranchi des deux précédents, consiste à faire l'apologie du multiple et du divers, de la différence et du flux - d'un sensible enfin décorseté, libéré des tutelles anciennes. Le nomadisme contemporain participe de cette « crise d’adolescence moderne » qui ne sait définir la raison que monologique et totalisante, capturant l’homme libre et censurant ses écarts. Mais le culte de la différence ne voit pas qu'il travaille avec les catégories mêmes qu'il est censé rejeter : ses renversements du pour au contre (le multiple contre l'un, le sensible contre l'intelligible) donnent une vie seconde à l'opposition d'une vie éparse et d'une humanité pourvoyeuse d'ordre.


Un examen comparatif des perceptions animale et humaine produit une tout autre version des choses. Nous ne pouvons plus concevoir la multiplicité comme le départ naturellement épars de la perception. Une telle multiplicité n'est pas un donné naturel, qui serait échu à la vie par la dispersion corporelle. En réalité la Gestaltpsychologie nous a depuis longtemps appris, contre toute conscience malheureuse, que le donné, dans la logique innocente du vivre, c'est l'unité ou la totalité. Elle aurait depuis longtemps dû nous convaincre que bien avant les œuvres de l'esprit, comme avant toute ingénierie cognitive, la vie sait ce qui lui est donné. L'unité elle-même, c'est ce dont le vivant s'est chargé depuis le premier jour : aucun animal ne pourrait vivre plus d'une heure sans la sûre reconnaissance du même dans l'autre, sans la mise en perspective du nouveau depuis son propre point de vue, sans l’efficace anticipation de ce qui se présentera. L’animal s'obsède de soi et de son ordre propre ; en son concernement, en son intense fidélité à soi, il est le Je pense lui- même, reconduite à la source vive de son sens. Le point de vue animal sur notre perception nous apprend ainsi que la multiplicité est quelque chose qui advient tardivement au vivant, lorsque celui-ci, présumant formellement que c'est « le » monde qu'il perçoit, l'unique monde naturel ou le monde de tous, a désormais affaire à « une seule vision à mille regards » (Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, op. Cit. p.84). Le monde est pour le vivant humain l'objet d'un regard partagé, donc nombreux et pluriel, et non pas autarcique et totalisateur. Il promeut une liberté de choix, non de détachement : l’homme se libère du donné non en faisant retraite au sein d'un soi, non en s'armant contre ce qu'il n'est pas, mais en intégrant dans la sphère de ses comportements possibles les différents aspects de la situation. La liberté est un forum, non une annexion. S'il arrive à la raison de se faire dominatrice, c’est précisément pour avoir pris, calculante et technicienne, le parti d'une vie plus animale, aménageant son milieu, ordonnant le monde en fonction de ses besoins, se préférant à ce qu'elle ne connaît pas.


L'homme se fait homme en se déprenant de lui-même, en direction de l'être comme en direction des autres. Ce qu'il conquiert n'est pas le soi mais tout au contraire l'oubli de soi ; non pas la domestication du réel dans l'élément du concept mais la déprise ou le lâcher-prise ; non pas la présence à soi mais le monde en sa présence. La connaissance est l'une des voies que l'homme emprunte pour aller vers ce qu'il ne connaît pas. Elle appartient à l'expérience que nous faisons de ce qui est ; mais on ne la comprend bien que depuis cette attitude plus générale, et plus radicale, qu'est le réalisme en nous. Le tort des différentes théories qui voudraient faire de l'homme un être essentiellement et fondamentalement connaissant c'est que, à ne considérer que la connaissance elle-même, elles manquent de souffle pour aller plus avant.


L'illimitation du connaître lui vient de plus profond que lui, et trouve sa raison dernière dans la transcendance du monde, cet espace ouvert à toute exploration possible par le vivant parlant. À elle seule la connaissance ne saurait faire de nous autre chose que des animaux, et de notre science autre chose que l'annexe de nos savoir-faire, une lucidité mise au service de la vie. Qu'est-ce qui, dans la mesure du besoin, dans le cycle fini des satisfactions animales, pourrait pourvoir d'excès le savoir ? Aucune définition biologisante du connaître ne saurait rendre compte de son illimitation chez l'homme. Il faut la structure d'infinité du monde, l'inquiétude du tout autre, pour creuser le savoir d'une insatiable faim.


Et s'il est vrai en un sens de dire que l'homme invente la « conscience de soi », c'est à condition seulement de comprendre que l'important repose sur le mot «conscience»: ce qui s'invente c'est alors, concernant toutes choses, le face-à-face, le détachement, l'objectivation; et le soi n'est plus alors que l'un des objets que cette conscience trouve en face d'elle. « Conscience de soi » signifie mise à distance de soi et non retour à soi. La conscience de soi dans laquelle Kant voyait le propre de l'homme (Immanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), Gallimard, coll. La Pléiade, 1986, p. 945) était conscience d'un soi capable de se présenter devant tout un chacun comme un et le même, instance permanente et substantiellement fidèle à soi qu'on appelle une « personne », pouvoir de répondre de soi devant les autres et devant la loi. Il faut le regard extérieur et l'objectivation pour qu'un tel soi soit possible, comme il faut la distance à soi et le regard des autres pour qu'un masque (persona) joue son rôle. La conscience de soi n'est pas un retour à soi, mais un détachement d'avec soi, l'exposition du soi intime dans un Soi public et officiel. Ainsi la définition kantienne est juste si on accepte de lui faire dire à peu près le contraire de ce qu'elle dit : l'homme est la conscience de soi, si par là on entend déprésentation de soi, réflexion à distance de soi, conscience de soi comme un autre. Le propre de l'homme est à chercher dans un geste qui l'éloigne à jamais de soi et de toute appropriation de soi par soi.


Plus juste nous semblerait alors cette définition de l’humain, donnée incidemment par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, à propos de l'intempérance. On ne parle d'intempérance, dit-il, qu'à popos de ces plaisirs que nous partageons avec les animaux, comme le toucher ou le goût. En revanche on ne parle pas d'intempérance à propos du simple plaisir de voir, ou d'entendre, ou d’apprendre : on ne dit pas d'un peintre, d'un musicien ou d'un savant par exemple qu'ils cultivent à l’excès leur pratique. Ce qu'aime le lion ce n'est pas la voix du bœuf, mais le bœuf lui-même, bon à manger, qui le rassasiera en un instant ; l'homme au contraire peut aimer sans limite la vue d'une biche, et s'égarer indéfiniment dans ce spectacle. C'est comme si les cycles vitaux du besoin avaient en eux une mesure naturelle, qui est la satiété : et comme si les capacités spécifiquement humaines, en revanche, ne connaissaient naturellement aucune mesure. L'animal serait un être fondamentalement étranger à toute démesure ; l'homme un être constitutivement excessif en ses appétits spécifiques. C'est la raison et non la vie qui imprime en nous l'inquiétude de l'infini, la violence de l’illimité. Elle (la raison) qui présume la totalité intotalisable du réel, elle qui exige la chose au-delà de l'esquisse, elle qui prétend se partager avec tous les vivants possibles, elle est en nous une hybris continuée, et l’exotisme même.


* Cet extrait du livre d'Etienne Bimbenet a fait l’objet de l'atelier philo des "Citoyens Philosophes" le mercredi 28 février 2024, animé par Jacqueline Ripart.

 

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