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Photo du rédacteurJacqueline Ripart

Habiter le temps ?



Le mot "temps" provient du latin tempus qui signifie à la fois « temps, moment, instant » et « saison, époque de l'année ». Le mot latin dérive lui-même de la racine grecque témnô, « couper, découper » :

- le temps induit la division de la durée ;

- il est un moment, un instant ;

- il est perçu comme un changement continuel et irréversible, où le présent devient le passé ;

- au sens plus philosophique, il est le milieu homogène et indéfini, dans lequel se déroulent les évènements - il est alors analogue à l’espace ;

- pour tous les êtres vivants, pour toutes les choses en ce monde, exister, c'est s'inscrire dans le temps, sans jamais pouvoir s'arrêter ni revenir en arrière ; pour les êtres vivants, c’est le chemin qui mène chacun de la naissance à la mort ;

- le temps emporte tout sans retour : pour nous les humains, il est la forme de notre impuissance ;


Irrationalité et paradoxe du temps


On peut soutenir que seul le présent n'existe pas : entre l'immédiatement passé et l'immédiatement futur, où est le présent ? Ce présent est ainsi insaisissable, c’est un instant mathématique, une pure fiction sans épaisseur existentielle.

Le temps serait donc, comme le suppose Aristote, un être qui se décompose entre deux néants : ce qui fut et ce qui sera.

Lorsque nous percevons l’antérieur et le postérieur, alors nous disons qu’il

y a du temps, car voilà ce qu’est le temps : le nombre du mouvement selon

l’antérieur et postérieur.

Dans La physique, Aristote


Des trois moments du temps, le passé, le présent et l'avenir, un seul, semble-t-il m'est réellement donné, un seul paraît être réellement vécu sans discussion possible : c'est le présent. Si l'on veut bien y réfléchir, nous n'en sortons jamais.


Le passé ne doit pas nous embarrasser, et l’avenir encore moins. Le présent est le seul temps qui est véritablement à nous, et dont nous devons user selon Dieu. C’est là où nos pensées doivent être principalement comptées. Cependant le monde est si inquiet qu’on ne pense presque jamais à la vie présente et à l’instant où l’on vit, mais à celui où l’on vivra ».

Pascal, Lettre 8 à Melle de Roannez, OC III, Éd. J. Mesnard, p. 1044-1045.


Ce que nous propose Aristote :

Il est intéressant d'examiner les relations de l'âme et du temps, et de se demander pourquoi le temps paraît être présent en tout être, dans la terre, la mer et le ciel. N'est-ce pas parce qu'il est une détermination et une disposition du mouvement, lui qui en est le nombre, et que toutes ces choses sont en mouvement ? Car elles sont toutes en un lieu ; et le temps et le mouvement vont de pair, aussi bien selon la puissance que selon l'acte.

Aristote - Physique IV, 223-224


Selon Bergson, le temps est compris de deux manières : soit par la conscience, soit par la technique. Il distingue donc le temps subjectif de la conscience, qui est lié à nos représentations (pensées, sentiments, …), et le temps objectif, celui de l'horloge qui agit comme une mesure commune, universelle du temps. Dans son « Essai sur les données immédiates de la conscience », le philosophe montre que l’écoulement du temps est davantage une propriété liée à la perception individuelle du sujet qu’une dimension mesurable de la réalité.

Le temps est ce qui se fait, et même ce qui fait que tout se fait.

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience



Pour Saint-Augustin, le temps est une intuition spontanée : on comprend ce qu'est le temps, mais on ne peut l'expliquer. Ainsi, le présent étant déjà du passé, le temps ne peut être rationnellement expliqué. Si le temps pouvait s'expliquer, il serait statique, donc le temps serait éternité.


Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs.

Le présent du passé, c’est la mémoire ;

le présent du présent, c’est l’intuition directe ;

le présent de l’avenir, c’est l’attente.

“Confessions” (397-401), XI, Augustin d'Hippone,

philosophe et théologien chrétien (354 – 430)


Pour Pascal, sachant que le temps est irréversible, l'humain cherche à s'en extraire : Pascal appelle cela le divertissement.

En effet, pour lutter contre notre finitude, notre mort inéluctable, l’Être humain cherche la conquête du pouvoir, à s'affairer, à s'approprier des biens.

" Le présent n'est jamais notre but, le passé et le présent sont nos moyens, seul l'avenir est notre fin"“.


Par la citation qui à fait la Une de la réunion d'aujourd’hui, Pascal nous dit que l'humain agité croit se trouver lui-même, mais qu’en réalité, il se fuit, il n'agite que du vide :

Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose,

qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre“.


La conscience est incapable de supporter un face-à-face avec elle-même, c'est la source du malheur et de la misère de l'homme.


Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l‘avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous le soyons jamais.

Pensées, Blaise Pascal – Pensée 172 - 47


Ainsi, l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui par l’état propre de sa complexion. Et il est si vain qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir.

Pensées, Blaise Pascal (Larousse, 1983, p.85)



En 1996, l’historien et militant français Jean Chesneaux publiait un ouvrage titré « Habiter le temps ». Passé, présent, futur, esquisse d'un dialogue politique », aux Editions Bayard. Il cherche à y démontrer que les nouvelles technologies et les contraintes de rentabilité et de productivité bouleversent nos échelles temporelles.


Nous sommes à la fois obsédés du temps et orphelins du temps. Notre existence individuelle se dissout dans un zapping permanent ; nos sociétés sur-programmées sont bloquées dans l'immédiat ; notre devenir historique se brouille. A chaque niveau, n'est-ce pas le même temps qui vacille ?

Jean Chesneaux, Habiter le temps, Ed. Bayard, 1996


Il se demande comment est-il encore possible de renouer un dialogue interactif entre le présent agissant, le passé comme expérience, l'avenir comme horizon de responsabilité ? Comment reconquérir le temps, pour redonner du sens et de la cohérence à notre être-en-société comme à notre vie quotidienne ? Comment réintégrer le temps dans notre culture politique, dans nos pratiques citoyennes, dans notre art de vivre ?


Plus récemment, c’est le journaliste et producteur Romain Blondeau qui pose de nouveau la question, précisément à propos de Netflix, expliquant que les Français ont une longue histoire avec le cinéma et un goût commun pour la salle, qui, de nos jours, ne pèsent plus rien face à la puissance de l’économie numérique dont l’objectif est de maîtriser le temps.


Entre les heures de travail et celles consacrées à la famille et aux amis, nous avons une quantité de temps disponible que cherchent à capter le patron de Netflix et ses coreligionnaires de Twitter ou Facebook. En marge d’une conférence de presse organisée en 2007 au siège de la plateforme, Reed Hastings avait résumé l’affaire pas cette formule habile : « Notre seul concurrent, c’est le sommeil ».

Dix ans auparavant, Patrick Le Lay avait déjà eu la même inspiration lorsqu’il avait évoqué le fameux « temps de cerveau disponible » mis au service des publicitaires.

Romain Blondeau, Netflix l’aliénation en série, Ed. du Seuil (2023)


Et pour conclure, voici quelques lignes qui viennent éclairer l’interrogation de l’un des participants à la réunion de ce soir, à propos de la perception du temps lors de la pratique de la méditation : l’auteur de référence serait peut-être Bergson et son concept de durée pure.


Bergson oppose la durée pure au temps ; la durée relève de l’intime, elle appartient au « moi » et ne peut, dans notre conscience, se dissocier de son avant comme de son après. Elle est le temps vécu, et comme tel vécu dans la conscience. Elle est la forme que prennent nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand la séparation de l’état présent et antérieur s’estompe. La durée est ininterrompue, non fragmentable, qualitative. Le temps, au contraire, est extérieur à l’humain, mis en chiffres et borné par la science, il est quantitatif. Il se pense par calcul avec des états successifs alors que la durée se perçoit par l’intuition comme un phénomène continu.

Extrait de « Petit traité du vieillissement heureux »,

Philippe Abastado, Ed. Albin Michel (2023)


* Ce texte a fait l'objet des réflexions et échanges lors de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 13 février 2023.

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