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REPÈRES

22 éléments trouvés pour «  »

  • Dans quel monde habitons-nous ? [1]

    L’idée de monde serait-elle l’idée d’une totalité organisée ? Le monde, ce serait donc TOUT le monde, soit l’ensemble des réalités existantes, naturelles (les océans, les forêts, les galaxies...) aussi bien qu’artificielles (les villages, les objets techniques, les champs cultivés...), ce qui inclurait les animaux et les humains. Mais TOUT n’est pas à notre portée et on ne peut pas TOUT expérimenter (je ne vois pas TOUTES les étoiles, TOUTES les galaxies, la lune entière, le cube entier, etc.). Je ne vois donc qu’une partie du TOUT, et pourtant je me représente le TOUT (tout ce qui est). Le monde, pour chacun d’entre nous, ne serait donc qu’une représentation du monde. Le monde des Grecs anciens appelé cosmos. 1. Le cosmos est le TOUT (y compris les Dieux chez les Grecs) 2. Le cosmos est limité et parfait, achevé 3. Le cosmos est ordre : non seulement « tout y est », mais tout s’y trouve à sa place : les étoiles dans le ciel, les animaux dans leur écosystème, les dieux chez eux L’humain admire le cosmos, mais il ne se contente pas de « sa » place, préférant sortir de « sa » condition = ubris (désordre et démesure) : tout ce qui, dans sa conduite, est considéré par les dieux comme démesure, orgueil, et devant appeler leur vengeance. Si le monde est un cosmos : l’humain n’en est qu’une partie qui a une place propre. Sortir de cette place, c’est menacer l’ordre du monde. La sagesse est alors de connaître sa place pour s’y tenir le mieux possible - « connais-toi toi-même » est inscrit au fronton du temple de Delphes. Le monde en Occident chrétien. L’idée d’un dieu créateur du monde implique que ce dieu ne saurait à la fois créer le monde et en faire partie. Alors Dieu est à l’extérieur du monde, et le monde est « ce qui est créé » L’humain est créé au même titre que les astres et les animaux, mais il jouit d’une dignité supérieure : c’est pour lui que tout cela a été fait ! Et l’humain admire Dieu. Si le monde est « création », l’humain est une créature privilégiée pour laquelle tout a été disposé. Connais-toi toi-même signifie alors prends conscience de ta dignité pour vivre à hauteur d’humanité - « Dieu a créé l’homme à son image » (Premier livre de la Genèse) Le monde chez les modernes. A partir du 16ème siècle, l’humain n’est plus simplement une intelligence qui admire, mais une intelligence qui calcule, qui crée les lois (lois d’attraction, loi de la chute des corps...). Grâce à ses inventions techniques (télescope, sextant, etc.) le monde lui apparaît sans limite déterminée, mais l’humain l’organise et l’unifie selon des lois mathématiques - exemple Newton, au 18ème siècle, pourra établir la loi de l’attraction universelle. Le monde n’est plus cosmos, ni création, il est devenu univers (ensemble de réalités unifiées mathématiquement). Si le monde est univers, l’humain saisit les lois de la nature et de les universalise, il est celui dont « le TOUT » a besoin pour être reconnu comme tel. Connais-toi toi-même devient « découvre en toi la puissance d’une raison capable d’assigner à la nature des lois constantes et universelles ». Les animaux ont-ils un monde ? Le monde de la tique selon Von Uexküll (biologiste, philosophe allemand, l'un des pionniers de l'éthologie fin du 19ème siècle), La vie d’une tique n’a pas rien à voir avec celle d’un être humain : ce peut avoir une signification pour la tique n’est pas la même chose que ce qui peut avoir une signification pour l’humain (signification= pour un vivant donné, a une signification ce qui provoque en lui un comportement déterminé). Pour un être humain, le Soleil appelle par exemple les vacances, ou la terrasse d’un bistro... Pour la tique, le soleil ne fait pas partie de son monde. On sait par contre que la tique perçoit l’odeur caractéristique du mammifère et de ses follicules sébacées (acide butyrique) et se laisse tomber sur sa proie ; si elle ne l’a pas ratée elle se retrouve au contact des poils de l’animal puis elle se lance dans une exploration tactile ; lorsqu’elle sent une région plus chaude, dépourvue de poils, elle cesse d’explorer et se met à perforer. Le monde de la tique est donc très élémentaire, car il se réduit à trois significations. Pour le dire de façon peut-être un peu caricaturale, dans le monde de la tique, il n’y a que des odeurs d’acide butyrique, des poils et de la chaleur. Le reste ne signifie rien, ne représente rien pour elle, ce qui revient à dire que le reste ne fait pas partie de son monde. L’animal est pauvre en monde, selon Martin Heidegger, philosophe allemand qui a lu les travaux de Jacob Von Uexküll. Heidegger reprend à Uexküll le terme de « monde environnant » pour designer les mondes animaux qui ont pour caractéristique commune d’avoir un périmètre très limité (comme la tique ou l’abeille dont le monde est sa ruche, les rayons de miel, les fleurs butinées, les autres abeilles de sa colonie, etc. : elle connait de la fleur ce qu’elle en butine, mais ses étamines et sa racine ne signifient rien pour elle. Elles ne font pas partie de son monde d’abeille. 1) soit il ne manque rien aux animaux non-humains qui, parfaits en leur genre, son très bien adaptés à leur monde. Alors l’idée d’une richesse plus grande du monde humain par rapport aux mondes animaux serait une fiction humaine, une représentation prétentieuse qui procèderait d’une illusion anthropocentrique (centrée sur l’homme et sur l’image qu’il se fait de lui-même). 2) soit l’on voit l’évidente supériorité des animaux dans bien des domaines. C’est ainsi que nous pourrions envier l’œil du faucon ou l’odorat du chien. Heidegger, lui, concède une perfection propre à chaque espèce animale là-même ou nous sommes parfois tentés de parler d’espèces inférieures (amibes et infusoires) et d’espèces supérieures (éléphants, singes, dauphins, rats...). Par exemple le brin d’herbe sur lequel grimpe un insecte n’est pas pour lui un brin d’herbe mais une « voie d’insecte ». Pour Heidegger, « être pauvre » c’est « être privé » ou « se sentir privé ». L’humain est donc le plus pauvre des animaux puisqu’il est probablement le seul à se sentir privé (pas assez intelligents, ne peux pas voler ou connaître tout ce que nous voudrions connaître, etc.). C’est pourquoi il veut toujours plus, il cherche toujours à augmenter son monde, c’est-à-dire à s’augmenter lui-même. Et c’est parce que l’animal est privé de ce sentiment d’être privé qu’il n’éprouve nul besoin de s’accroitre, de déployer son monde. La pluralité des mondes L’idée d’un monde humain est en effet moins intelligible que l’idée du monde des incas, du monde paysan, du monde ouvrier, du monde musulman... car il s’agit de systèmes de représentations du réel qui déterminent des manières de vivre, de se comporter, de croire, de penser, d’agir.... Bref, ce sont des mondes en lesquels les êtres humains se reconnaissent différents les uns des autres : « nous ne sommes pas du même monde ». Il y a donc une pluralité de mondes. - La plupart des animaux sont adaptés à un ensemble de réalités signifiantes (pour eux) qui déterminent des comportements spécifiques, c’est-à-dire liés à leur espèce. - Pour un humain, exister ce n’est pas « être adapté », mais plutôt adapter, transformer, configurer les choses afin de se les approprier (au sens littéral, les rendre propres à soi-même). Par exemple : s’approprier un bras de rivière, le transformer, l’aménager pour aller y pêcher ou puiser de l’eau. Car nous, humains, avons cette capacité à donner figure aux choses non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’elles doivent être pour satisfaire nos projets, nos désirs et nos ambitions. Ce sont des hommes ensemble qui s’organisent pour configurer le réel et se l’approprier. Cette figuration est donc, au sens littéral, une configuration (du latin cum qui signifie « avec »). L’ethnocentrisme. Pour me découvrir différent de mes semblables, soit un être singulier, j’ai besoin du regard et de la parole d’un autre. Idem pour l’identité du groupe, du clan, de la classe, de l’ethnie, de la nation etc. : ce qui fait que nous sommes « nous », c’est d’abord que nous ne sommes pas « comme eux » Un monde humain singulier (un groupe, une tribu, une nation...) est toujours une réalité fragile et menacée. Car il ne s’agit pas d’un ensemble de réalités objectives (des choses, des comportements, des valeurs, des croyances, des techniques...), mais d’un mode de configuration du réel qui exige de se distinguer des autres. Et, pour se distinguer, il faut hiérarchiser : il ne se suffit pas de se savoir diffèrent, car il faut que cette différence puisse être considérée comme une supériorité. Ainsi, ma tribu, ma société, ma classe sociale..., c’est toujours pour moi LE monde, le vrai, celui des bonnes valeurs, des bons comportements, des bonnes mœurs et des bonnes croyances. Toute culture se croit en cela normative et valable, car son système de représentations est communément partagé par ses membres. On appelle cela « ethnocentrisme ». Une universelle diversité. Tous les humains se reconnaissent (mutuellement et eux-mêmes) comme membres d’un groupe distinct. Il existe bien un monde humain constitué de champs de forces où se définissent des oppositions structurantes, toujours rejouées, toujours provisoires, toujours fabriquées, et bizarrement toujours susceptibles de passer pour naturelles tant il est vrai que l’habitude est une seconde nature. Si les mondes humains étaient autant de figures du monde humain, il faudrait apprendre à découvrir en soi la figure d’une humanité qui, en chacun de ses lieux, n’est jamais « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre » Habiter le monde « Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends ». Blaise Pascal Si l’humain pouvait s’extraire des limites extérieures du monde pour le saisir du dehors, le monde ne serait pas un TOUT. Donc, pour comprendre le monde, et pour se comprendre, l’humain ne peut le faire que de l’intérieur de lui-même, par la pensée. C’est en quelque sorte ce que voulait dire Blaise Pascal. Habiter le monde, ce n’est donc pas simplement y être inclus pour s’y trouver localisable sur une petite planète parmi d’autres. Habiter le monde, c’est avoir un monde (habiter vient d’ailleurs du verbe latin habere = avoir), et porter en soi le(s) sens du monde pour s’y déployer de façon personnelle et culturelle. Tout au-delà du monde est un au-delà intérieur en lequel le monde se recueille avant de se redéployer sous des formes culturelles (l’art, la fête, les mythes, les rites, les croyances...). L’au-delà du monde (intériorité) implique quatre formes constituent en elles-mêmes des façons proprement humaines d’habiter le monde : penser, créer, croire et raconter : - l’acte de penser car, contrairement à connaitre (acte intellectuel de saisir ce que sont les choses du monde), penser les choses du monde, c’est chercher à les fonder au-delà d’elles-mêmes. - l’acte de créer (contrairement à l’acte de produire - toute production ajoute au monde une chose du monde utile au monde des humains) car toute création fait surgir dans le monde quelque chose qui n’est pas simplement du monde, quelque chose qui contribue à l’éclairer et à le révéler. - l’acte de croire (à ne pas confondre ni avec l’ignorance, ni avec la crédulité) car croire est une façon de se tenir devant ce que le monde ne nous donne ni à connaitre, ni à percevoir. C’est accueillir en soi un sens qui n’est jamais donné parce qu’il est toujours à faire dans un engagement de soi. - l’acte de raconter, de mettre en récit l’énigme d’un monde qui est TOUT, mais qui ne donne pas TOUT ce qu’il est. Raconter le monde, dire son sens, investir son origine, c’est, en accueillant les choses du monde dans la trame ouverte d’un récit, offrir au monde un lieu où se dire. Ces quatre « façons » ont une racine commune car elles supposent toutes un pouvoir de parler, c’est-à-dire de recueillir en soi l’être du monde pour l’exprimer hors de soi : il n’y a pas de cosmos (de monde) sans logos (parole qui recueille). La parole ne vient pas donner un sens au monde mais, pour qu’il y ait un monde, il faut des humains qui parlent, ou bien des dieux qui disent, ou un dieu qui crée par sa parole. Ce monde qui n’est signifiant que parce qu’il est parlant, a toujours quelque chose à nous dire, donc à nous donner à penser, à créer, à croire et à raconter ; il suscite en retour notre humaine parole pour être parlé. Conclusion de Yann Matin, le philosophe et auteur de la « Série en plusieurs saisons sur les représentations du monde » dont sont extraits les textes de cet article : « le monde serait un texte à déchiffrer, un livre à lire et à habiter. Car lire (lire se dit en latin légère qui veut dire aussi recueillir), c’est pour l’humain la seule façon d’habiter humainement le monde. » [1] Texte extrait de la « Série en plusieurs saisons sur les représentations du monde » par Yann Matin - IAIPR de philosophie des académies de Besançon, Nancy-Metz, et Strasbourg, avril 2020 Ce texte a été l'objet de la réunion Trobienphilo du 8 août 2022

  • Levinas : une éthique asymétrique de l’autre horizontal

    Extrait de la thèse présentée par Young Geol KIM, soutenue le 18 juin 2019 (…) Les guerres passées continuent à influer sur notre vie quotidienne d’aujourd’hui. La façon de vivre notre vie quotidienne est la façon même de mener nos guerres personnelles pour survivre. Si le but de la guerre est la paix, le but de la vie serait le bonheur. Mais si chacun ne poursuit que le bonheur de soi-même en le considérant comme le bien suprême, mon bonheur se heurte inévitablement au bonheur d’autrui. Parce que, bien qu’il y ait le bonheur autour de nous, chacun veut acquérir le bonheur qui est au sommet de la pyramide sociale. À présent, l’humanité connait une prospérité sans précèdent grâce à la révolution agricole, à la révolution scientifique, et à la révolution industrielle. Mais il y a la caractéristique consolidée de l’être egocentrique avec l’attachement au « moi » et à « mon propre lieu » derrière l’abondance, la sécurité, et la commodité. On dit que nous gagnons « notre » vie, veillons sur « les nôtres », luttons contre la maladie pour garder ou élargir « notre » bonheur. Ce bonheur pour le futur plutôt qu’au présent peut pourtant être justement ce qui nous détache de l’autre. Le je fait semblant délibérément d’ignorer le fait que le je a intercepté la place de l’autre sous le soleil à cause de l’avidité qui ne croit qu’à mon bonheur. L’autre se prélassait déjà au soleil. Le je doit s’ôter de son soleil. Levinas dit que « l’être a toujours à être, l’être est conatus essendi – dans la vie être veut dire tout de suite guerre »1. Alors, la guerre, n’est-elle pas ce qui est la manifestation de notre vie ? La guerre ne commence-t-elle pas déjà dans le moi qui exalte son propre être – en persévérant dans son être, en se préoccupant de soi-même ? Les individus pensent chacun à leur propre sort, à leur propre bonheur et ces individus sont ensemble. « Chacun d’entre nous qui persévère dans la complaisance de soi, l’allergie des autres, a une façon d’être ensemble avec les autres qui s’accommode de l’égoïsme de chacun »2. Le moi risque plutôt son être pour le bonheur. Le moi qui se soucie d’occuper l’aire de mon être est égoïsme. Et, il est confusément avec l’autre égoïsme qui apparait de la même manière. Dans cette situation, la guerre est inévitable. « La vérité du réel, de tout être, de l’être en général, c’est la guerre. Telle est la donnée la plus originaire, la plus évidente. Nous commençons tout dans et par la guerre »3. Levinas cite souvent l’admirable formule de Pascal : « Ma place au soleil, c’est l’image et le commencement de l’usurpation de toute la terre ! » Puis-je revendiquer triomphalement une place au soleil ? « Ma place au soleil » est-ce légitime ? Il faut que je tienne compte du fait de pouvoir priver tous les autres de leur place. Pour ma terre, mon lieu, mon « Dasein », ma revendication qui comporte « une indécence et une violence » déclarerait la guerre avec des êtres sans penser au pour- l’autre. « Comme si le moi empêchait, du fait de sa position même, la pleine existence d’autrui, comme si en s’appropriant quelque chose, il risquait de l’avoir ôté à quelqu’un »4. 1 - Emmanuel Levinas, « L’intention, l’évènement et l’Autre : Entretien avec C. von Wolzogen », in Philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007/1 – n°93, p. 17. 2 - Félix Perez, Apprendre à philosopher avec Levinas, Paris, Ellipses, 2016, p. 193. 3 - François-David Sebbah, Levinas : Ambiguïtés de l’altérité, Paris, Les Belles Lettres, 2003, 2e tirage, p. 36. 4 - Emmanuel Levinas, « Le philosophe et la mort », in Altérité et transcendance, Le Livre de Poche, coll. «biblio», 2010, p. 167. (Dorénavant abrégé AT) Ce texte a été l'objet de nos réflexions philosophiques lors de la réunion Trobienphilo du 11 juillet 2022

  • De l'enjeu actuel du commun - des communs...

    Selon la philosophe Corine Pelluchon : « Nous appartenons à un monde commun composé des œuvres de nos ancêtres, de l’écosphère* dans sa totalité et de la biodiversité*. Ce monde commun, qui nous accueille à notre naissance, nous survit, et nos actes, même les plus quotidiens, sont aussi à évaluer en fonction de la manière dont nous le préservons et dont nous offrons à nos descendants la possibilité de s’en nourrir et de le nourrir ». Corine Pelluchon (1), 2015, p. 315 Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Paris, Éditions du Seuil). *Écosphère : désigne un écosystème dans lequel plusieurs niveaux interagissent les uns avec les autres : la matière, l'énergie et les êtres vivants. Le terme a été créé par l'écologiste américain Lamont Cole en 1958. *Biodiversité : c'est le tissu vivant de notre planète - diversité des espèces et des individus au sein de chaque espèce en relation avec le milieu où ils vivent. Le monde commun était la préoccupation centrale de la pensée de la philosophe allemande Hannah Arendt. De son point de vue : « Le monde et les hommes qui l’habitent font deux. Le monde s’étend entre les hommes, et cet “entre ” est aujourd’hui l’objet du plus grand souci et du bouleversement le plus manifeste dans presque tous les pays du monde." Hannah Arendt (2) « Condition de l’homme moderne » ( 1961) En s’éloignant de la philosophie pour se rapprocher du droit, voici la définition « des communs, selon Daniela Festa : « Les communs désignent des formes d'usage et de gestion collective d'une ressource ou d'une chose par une communauté. Cette notion permet de sortir de l'alternative binaire entre privé et public en s'intéressant davantage à l'égal accès et au régime de partage et décision plutôt qu'à la propriété. Les domaines dans lesquels les communs peuvent trouver des applications comprennent l'accès aux ressources mais aussi au logement et à la connaissance. » Article de Daniela Festa (3) - avec la contribution de Mélanie Dulong de Rosnay et Diego Miralles Buil), « Les communs », Géoconfluences, juin 2018. URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/communs L’une des thèses majeures de Pierre Dardot et Christian Laval, consiste en effet à distinguer ce qu’on appelle généralement les communs (ou biens communs) – c’est-à-dire des ressources auxquelles s’appliquent des régimes juridiques qui en permettent le partage et la gestion collective – et « le commun ». Les auteurs écrivent ainsi : « Le commun n’est pas un bien, et le pluriel ne change rien à cet égard, car il n’est pas un objet auquel doive tendre la volonté, que ce soit pour le posséder ou pour les constituer. Il est le principe politique à partir duquel nous devons construire des communs et nous rapporter à eux pour les préserver, les étendre et les faire vivre. (…) Le commun est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété ou co-possession. » Pierre Dardot et Christian Lava (4)l, « Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle (Paris, Éditions La Découverte, 2014) Mais Pierre Joseph Proudhon, théoricien révolutionnaire du XIXème siècle, conteste la propriété autant que la communauté. Voici ce qu’il en pense : « Je ne dois pas dissimuler que, hors de la propriété ou de la communauté, personne n’a conçu de société possible : cette erreur à jamais déplorable a fait toute la vie de la propriété. Les inconvénients de la communauté sont d’une telle évidence, que les critiques n’ont jamais dû employer beaucoup d’éloquence pour en dégoûter les hommes. L’irréparabilité de ses injustices, la violence qu’elle fait aux sympathies et aux répugnances, le joug de fer qu’elle impose à la volonté, la torture morale où elle tient la conscience, l’atonie où elle plonge la société, et, pour tout dire enfin, l’uniformité béate et stupide par laquelle elle enchaîne la personnalité libre, active, raisonnée, insoumise de l’homme, ont soulevé le bon sens général, et condamné irrévocablement la communauté. " Pierre-Joseph Proudhon (5), texte extrait de « Qu’est-ce que la propriété ? Recherches sur le principe du droit et du gouvernement », premier mémoire, 1840 (Chapitre V, Seconde partie, 2). Le sociologue Jean Rivelois conclut ainsi: « En s’appuyant sur les plus anciens théoriciens du bien commun (Aristote et Thomas d'Aquin), on peut penser que l'homme, par son travail et ses entreprises, ne produit pas que des choses abstraites comme du profit, de la valeur ajoutée ou de la croissance. A travers ses activités, l'homme façonne le monde en lui ajoutant des biens : des voitures, des routes, des villes, des centrales nucléaires, des produits alimentaires, des contenus culturels, des robots, des armes... Il crée le monde commun dans lequel il va ensuite se nicher et pouvoir (ou pas) se développer en produisant des normes (respectées ou non) de partage des ressources, en rencontrant les autres de façon harmonieuse (ou non), pour, finalement, trouver (ou pas) son accomplissement et son bonheur. (…) Si l’économie détruit la substance même de la société (ses ressources naturelles et la qualité de son tissu social et culturel), le risque est de déboucher sur des sociétés riches mais inégalitaires, prêtes à verser dans le consumérisme ou le populisme identitaire (raciste, communautariste ou nationaliste). Aristote avait donné un nom à cette pathologie : la chrématistique, c’est-à-dire la recherche de l'accumulation monétaire pour elle- même ; il y voyait la fin de la politique, le triomphe de l'économie et la négation du bien commun. " Jean Rivelois, sociologue, chargé de recherches, UMR Cessma, Institut de recherche pour le développement (IRD), membre du projet "Informalité, pouvoirs et envers des espaces urbains "(INVERSES) Extraits de texte présentés par J. Ripart le 13 juin 2022, lors de la réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo

  • Être ou avoir ? Propriété ou appropriation ?

    Bref rappel chronologique :- - Les premières traces du genre « homo » datent d’au moins 400 000 ans (l’homo sapiens et l’homme de Néandertal qui disparait) - Pendant près de 180 000 ans, l’homo-sapiens vit en mode chasseur-cueilleur et se déplace en clan ou en tribu - Il y a près de 20 000 ans, certains groupes commencent à cultiver les plantes et apprivoiser les animaux, en résulte la sédentarisation (révolution du Néolithique, de 14 000 à 7 000 av. J.-C.) - Il y a environ 2 000 ans, homo-sapiens achève sa conversion au mode majoritairement agriculteur/éleveur (le Croissant Fertile est parmi les principaux foyers de sédentarisation) Que se passe-t-il alors, progressivement : => Appropriation des espaces pour la construction d’habitations fixes pour les humains et d’abris pour les animaux et pour les récoltes, puis regroupement des habitations en villages => Constitution de réserves alimentaires, abondance et surplus, donc premiers échanges entre groupes et entre villages => Création de nouvelles activités, division du travail et répartition des tâches => Début de la croissance démographique De l’appropriation de l’espace à la propriété du sol Nomade ou sédentaire, l’homo Sapiens a toujours eu besoin de s’abriter, de se protéger. Mais la révolution néolithique est le point de départ d’une différence fondamentale. - L’habitat du nomade, en plein air ou sous abri, est provisoire (une heure, une journée, une saison). Les groupes humains sont alors attachés à des territoires plutôt qu’à un lieu fixe. - Le sédentaire, lui, s’installe à un endroit qu’il choisit, son habitat est fixe et définitif ; il s’approprie l’endroit puis va tenter de dominer la nature et de la transformer pour mieux l'utiliser. Aujourd’hui, la plupart des historiens s’accordent pour dater la naissance de la propriété vers 2 500 ans av. J.C., à l’époque où les terrains furent pour la première fois découpés en champs individuels. Puis c’est à l’époque de l’empereur Justinien (527 - 565) que le doit romain reconnaît au propriétaire un plein pouvoir sur la chose : le droit d’user de la chose, le droit de jouir de la chose et celui de disposer de la chose. En France, au sein de la société agricole de l’Ancien Régime, on voit que l’intérêt principal du propriétaire foncier réside dans le droit d’exploiter le produit de la terre cultivée. La moitié des terres du royaume est détenue par une multitude de roturiers ; et, pour être propriétaire, le petit paysan doit payer une infinité d’impôts à son seigneur qui est le maître du domaine. Dans son premier « Traité du gouvernement », le philosophe anglais John Locke (1632 – 1704) fonde « le droit à la propriété privée sur le travail individuel conformément à la loi naturelle » Il soutient que « La quantité de terre qu’un homme laboure, plante, amende et cultive, et dont il peut utiliser le produit, voilà ce qui définit l’étendue de sa propriété. Par son travail, il l’enclot, pour ainsi dire, en la séparant de ce qui est commun ». Puis les législateurs du Code civil promulgué le 21 mars 1804 en France, vont transformer la nature juridique des terres et des propriétés immobilières. « Jusque-là considéré comme un outil de production, le sol a acquis une dimension nouvelle : il s’est transformé en un patrimoine dont la valeur est garantie sur la longue durée. Transmissible entre générations, ce patrimoine, outre les fruits qu’il procure, est devenu un élément central dans l’assurance sociale que les ménages cherchent à obtenir, pour eux comme pour leurs descendants. » - Robert Castel, sociologue et philosophe français (1933 – 2013). Parmi les fervents défenseurs du droit d’occupation des sols par tous, l’anarchiste français Pierre-Joseph Proudhon écrit, dans son premier ouvrage (Qu'est-ce que la propriété?, 1840) : « Je prétends que ni le travail, ni l’occupation, ni la loi ne peuvent créer la propriété (…). La propriété, c’est le vol... ». Avec le développement de la société industrielle, le travail est extériorisé en dehors de l’espace de vie et la maison devient un refuge pour la famille nucléaire. L’accession à la propriété de ce refuge se développe avec les années de prospérité et le développement des crédits logements dans les années 1950. Acheter un logement, c’est affirmer son identité: "j’habite donc je suis". Le logement devient fondamentalement important dans la vie de nombreux citoyens, car il est désormais à la fois le lieu des projections de soi et le lieu où se définit son rapport à soi et son rapport au monde. Dès lors, le type de classe sociale se détermine par le fait d’être locataire ou propriétaire, et par le niveau de revenu et de patrimoine ainsi que par des éléments de prestige personnel. Si certains assument une adresse un peu plus "populaire » de leur domicile, ceux attachés à une image de réussite sociale cherchent des quartiers plus bourgeois. L’effet de conformité agit comme une pression sociale de sorte qu’à partir d’un certain âge, la norme est d’être propriétaire. Dès lors, la propriété renvoie aux notions de stabilité, de permanence, de sécurité et de contrôle Au vu de la crise environnementale qui constitue certainement l’un des plus grands défis du XXIe siècle, la propriété de la Terre ainsi que et le droit de l’environnement préoccupent certains d’entre nous autant que des philosophes, chercheurs, sociologues et autres spécialistes comme la juriste et enseignante-chercheuse Sarah Vanuxem. Dans son livre « La propriété de la terre » (2018), Sarah Vanuxem démontre, contre la doctrine dominante, que la propriété ne peut pas être conçue comme ce « pouvoir souverain dʼun individu sur les choses ». Même dans le droit moderne, dans le code civil lui-même, dans ses racines romaines et médiévales, la propriété est prise dans la communauté – les choses sont enracinées dans le commun (ou ressources partagées). Les recherches de Sarah Vanuxem apportent une contribution précieuse à la puissante résurgence actuelle des communs, en définissant la propriété non plus comme un rapport de domination mais comme une faculté : la faculté d’habiter un milieu et d’y déployer un agir, un agir commun. Ce texte a été présenté par son auteur, le 9 mai 2022, lors de la réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo

  • "De la valeur de ce qui nous entoure ici-bas"

    Dans l’extrait commenté qui va suivre, Blaise Pascal nous invite à une sorte de voyage cosmique lui permettant d’évoquer la disproportion qui règne entre l’humain et la nature (tout ce qui n’est pas le fait de l’humain). Dans la première partie du texte (commenté), Pascal nous invite ainsi à élever notre pensée jusqu’aux réalités visibles et invisibles les plus hautes, afin de prendre conscience de notre incapacité à embrasser la totalité de la nature, du cosmos, de l’univers. Puis, en final, en revenant vers lui-même, chacun peut évaluer d’autant plus lucidement le lieu où il habite : « la terre, les royaumes, les villes et soi-même ». Extrait des Pensées, Les deux infinis, fragment 185 Disproportion de l'homme - Blaise Pascal (1670) Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Nature ou cosmos, univers… Diriger le regard vers le haut, donc vers les astres de la voute céleste. Ces objets bas qui nous environnent sont bien le monde des affaires humaines, qui, en ce début de texte, ne sont pas sujets à contemplation. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent C'est par la direction du regard vers la lumière solaire que Pascal nous invite à commencer ce voyage cosmique, cette lumière du soleil qui est l’éclat et la permanence du cosmos. Puis Pascal nous invite à voir la Terre, habitat de l’humanité, réduite à l’infiniment petit, à la dimension d’un point, d’un atome. De même pour le trajet de la Terre, infiniment petit dans la globalité du mouvement des astres. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Pascal invite ici l’imagination à prendre le relais de nos sens, qui sont incapables d’aller plus loin dans cette démarche. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. Selon Pascal, aucune représentation intellectuelle (ou « idée »), n’est capable de voir, d’approcher ou d’imaginer la totalité de l’être du monde. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée. Dans cette sphère infinie il n’y a plus de repère, « la pensée se perd », et l’imagination n’a pas la puissance suffisante pour se représenter l’infini… On se promène donc en étant le centre, avec une circonférence (représenté par l’horizon) en mouvement. Nous pouvons voir ici l’égarement de la puissance imaginative dans sa tentative de concevoir l’infini. L’objet de contemplation n’est pas Dieu ou son infinité, ni même les créatures, ou encore Dieu visible en elles, mais l’infinité de la nature. Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est ; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? Revenu à soi, un peu comme un retour à soi, après une nouvelle expérience, après un tour complet de la conscience sur elle-même. Il y a donc une nouvelle évaluation de soi, de sa dimension, de sa conscience. Relativement à la majesté de l’univers dont il s’agissait au début du texte. Le lieu où habite l’être humain, soit la Terre, est ici réduit à un petit cachot. Tenter de prendre la mesure de l’univers incommensurable dans lequel nous sommes inclus, c'est aussi prendre conscience de la valeur de ce qui nous entoure ici-bas, les respecter en raison de la valeur intrinsèque de leurs objets spécifique Puis, dans la deuxième partie du "fragment 185" qui va suivre, Blaise Pascal poursuit le voyage vers l’infini petit… vers le néant, posant la question de la place de l’humain « entre ces deux abîmes de l'infini et du néant ». Mais pour lui (l'homme) présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours ; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue ; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ? Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption. Car enfin qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti.

  • Habiter ?

    Pour répondre à la question il faut d’abord s’entendre sur l’objet dont il est question. Comme toujours en philosophie, il ne s’agit pas de proposer une théorie et une représentation, il s’agit de viser la vérité, c’est à dire de faire en sorte que ces représentations s’accordent avec le réel. C’est que nous cherchons, ce qui ne veut pas dire que c’est ce que l’on va trouver. Le philosophe cherche la vérité, il cherche à se représenter la réalité. Il cherche à faire en sorte que ses représentations s'accordent avec le réel. Et ce soir, la partie du réel qui nous préoccupe c’est « habiter ». C’est sans doute une partie de la réalité car c’est un fait humain qui occupe une place dans le réel. Pour bien comprendre de quoi il s’agit il faut d’abord s’entendre sur cette partie du réel qui nous interroge, « habiter ». Ainsi il faut définir le vocable « habiter ». Insister sur cette dimension de réalité, c’est indiquer que la philosophie n’est pas qu’une affaire de mot, il ne s’agit pas simplement de définir un mot « habiter ». On prend un dictionnaire, on trouve une définition et il n’est pas nécessaire de se réunir en fin de journée pour philosopher de manière désintéressée, on prend un dictionnaire, le problème serait réglé. Ce qui nous intéresse c’est la réalité même de ce que recouvre le terme « habiter ». Qu’est ce qu’habiter? Ce qu’il faut définir ce n’est pas le mot, c’est le réel lui-même. Il faut trouver le moyen de mettre au jour ce qui fait qu’habiter est “habiter” et pas autre chose. Nous devons nous tourner vers un très grand, qui nous invite à penser d’une manière déterminée. Descartes. Lorsque Descartes s’interroge sur une partie du réel, quelque soit cette partie sur laquelle il fait porter sa réflexion, il invite toujours à penser cette partie clairement et distinctement. Clairement c’est; lorsque vous êtes au musée vous regardez un tableau , il est bien éclairé, dans la pénombre il se confond avec le décor et on ne le perçoit que partiellement de même s’il est trop éclairé, il est surexposé. S’il est bien éclairé vous allez pouvoir le distinguer de ce qu’il n’est pas. Il va se distinguer. Penser clairement et distinctement c’est le distinguer clairement de ce qu’il n’est pas. Il faut toujours commencer par là. Notre question c’est « habiter? », comme il faut commencer à éclairer ce qu’il est, il faut penser, distinguer ce c’est qu’est habiter, de ce qu’il n’est pas. L’Inhabitable Genese 1 1-5 א בְּרֵאשִׁ֖ית בָּרָ֣א אֱלֹהִ֑ים אֵ֥ת הַשָּׁמַ֖יִם וְאֵ֥ת הָאָֽרֶץ׃ ב וְהָאָ֗רֶץ הָיְתָ֥ה תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ וְחֹ֖שֶׁךְ עַל־פְּנֵ֣י תְה֑וֹם וְר֣וּחַ אֱלֹהִ֔ים מְרַחֶ֖פֶת עַל־פְּנֵ֥י הַמָּֽיִם׃ ג וַיֹּ֥אמֶר אֱלֹהִ֖ים יְהִ֣י א֑וֹר וַֽיְהִי־אֽוֹר׃ ד וַיַּ֧רְא אֱלֹהִ֛ים אֶת־הָא֖וֹר כִּי־ט֑וֹב וַיַּבְדֵּ֣ל אֱלֹהִ֔ים בֵּ֥ין הָא֖וֹר וּבֵ֥ין הַחֹֽשֶׁךְ׃ה וַיִּקְרָ֨א אֱלֹהִ֤ים׀ לָאוֹר֙ י֔וֹם וְלַחֹ֖שֶׁךְ קָ֣רָא לָ֑יְלָה וַֽיְהִי־עֶ֥רֶב וַֽיְהִי־בֹ֖קֶר י֥וֹם אֶחָֽד׃ 1 ἐν ἀρχῇ ἐποίησεν ὁ θεὸς τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν 2 ἡ δὲ γῆ ἦν ἀόρατος καὶ ἀκατασκεύαστος καὶ σκότος ἐπάνω τῆς ἀβύσσου καὶ πνεῦμα θεοῦ ἐπεφέρετο ἐπάνω τοῦ ὕδατος 3 καὶ εἶπεν ὁ θεός γενηθήτω φῶς καὶ ἐγένετο φῶς 4 καὶ εἶδεν ὁ θεὸς τὸ φῶς ὅτι καλόν καὶ διεχώρισεν ὁ θεὸς ἀνὰ μέσον τοῦ φωτὸς καὶ ἀνὰ μέσον τοῦ σκότους 5 καὶ ἐκάλεσεν ὁ θεὸς τὸ φῶς ἡμέραν καὶ τὸ σκότος ἐκάλεσεν νύκτα καὶ ἐγένετο ἑσπέρα καὶ ἐγένετο πρωί ἡμέρα μία 1 in principio creavit Deus caelum et terram 2 terra autem erat inanis et vacua et tenebrae super faciem abyssi et spiritus Dei ferebatur super aquas 3 dixitque Deus fiat lux et facta est lux 4 et vidit Deus lucem quod esset bona et divisit lucem ac tenebras 5 appellavitque lucem diem et tenebras noctem factumque est vespere et mane dies unus 1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. 2 La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. 3 Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. 4 Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. 5 Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le premier jour. La terre était tohu-bohu et vide ; les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. Tohu-bohu signifie précisément chaos, désordre ; c’est un de ces mots imitatifs qu’on trouve dans toutes les langues, comme sens dessus dessous, tintamarre, trictrac. La terre n’était point encore formée telle qu’elle est ; la matière existait, mais la puissance divine ne l’avait point encore arrangée. L’esprit de Dieu signifie le souffle, le vent qui agitait les eaux. Voltaire, Dictionnaire philosophique, « Genèse » Isaïe 45 18 יח כִּי כֹה אָמַר־יְהוָה בּוֹרֵא הַשָּׁמַיִם הוּא הָאֱלֹהִים יֹצֵר הָאָרֶץ וְעֹשָׂהּ הוּא כוֹנְנָהּ לֹא־תֹהוּ בְרָאָהּ לָשֶׁבֶת יְצָרָהּ אֲנִי יְהוָה וְאֵין עוֹד׃ Car ainsi dit l'Eternel qui a créé les cieux, le Dieu qui a formé la terre et qui l'a faite, celui qui l'a établie, qui ne l'a pas créée [pour être] vide, qui l'a formée pour être habitée: Moi, je suis l'Eternel, et il n'y en a point d'autre. Tohu-bohu, voilà un mot étrange. Un mot qui n'évoque peut-être rien. A moins qu'il n'évoque le souvenir confus d'avoir déjà été entendu ou lu quelque part, mais sans qu'une définition claire et précise ne s'impose à l'esprit. Avec le mot tohu-bohu, nous allons donc parler, pas parler du “rien”, mais d'un “grand rien”. 1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. 2 La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Genèse 1,1-2 “La terre était Tohu et Bohu", en hébreu, ToHOu WaBoHOu... Les versions françaises de la Bible traduisent cette expression de diverses façons : “La terre était déserte et vide" (Dhorme, TOB, …) “... solitude et chaos” (Bible du Rabbinat) “... vide et vague” (Bible de Jérusalem) (qui suit le latin de la Vulgate : inanis et vacua) “... informe et vide” (Segond 1910, Colombe) elle était “... un chaos, elle était vide” (Nouvelle Bible Segond) La première traduction grecque de la Bible Hébraïque, la Bible des Septantes, traduit, ou plutôt interprète déjà en rendant l'expression par: 2 ἡ δὲ γῆ ἦν ἀόρατος καὶ ἀκατασκεύαστος : aoratos kai akataskeuastos - “invisible et désordonnée” Les traductions de l'expression ToHOu WaBoHOu, tohu-bohu dans sa transcription “en français”, sont donc nombreuses et variées. Et cette diversité témoigne de la difficulté à définir précisément ce qu'elle désigne. ToHOu WaBoHOu, c'est le néant et la vacuité, mais c'est quand même « quelque chose » ! En effet, le début du récit mythique de la Genèse nous présente l'état de la terre avant l'intervention créatrice de Dieu, et ce n'est pas « rien » : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était tohu et bohu … » L'interprétation de ce verset ouvrant la Bible suscite une question : s'agit-il d'un commencement chronologique absolu dans lequel Dieu ferait apparaître la matière ? Ou s'agit-il de l'évocation d'une matière primordiale à partir de laquelle Dieu va créer le monde dans la suite du récit biblique ? Insistons sur le fait que la Genèse n'est pas un livre d'histoire naturelle et n'entend pas nous entretenir de cosmologie scientifique. Elle traite du « pourquoi ? », et non du « comment ? ». A mélanger ces deux questions nous courrons à la confusion ou à l'obscurantisme, c'est-à-dire à « un tohu-bohu intellectuel! » L'expression hébraïque 'tohu-bohu' ne désigne pas un néant ou une vacuité absolue mais plutôt une absence d'organisation. On retrouve cette expression dans le livre du prophète Jérémie, au chapitre 4, pour exprimer la désolation à la suite de l'exil des judéens à Babylone ; lisons ce passage : כג רָאִיתִי אֶת־הָאָרֶץ וְהִנֵּה־תֹהוּ וָבֹהוּ וְאֶל־הַשָּׁמַיִם וְאֵין אוֹרָם J’ai vu la terre, et voici tohou et bohou, vers les cieux, ils sont sans clarté. Jérémie 4,23 Le prophète décrit ainsi la dévastation de Jérusalem et du pays de Juda devenu désert. Une dévastation qu'il voit venir avec l'armée babylonienne. Et c'est l'expression ToHOu WaBoHOu qu'il emploie. Comme quand après une catastrophe on dit « il ne reste plus rien” ». Ce n'est pas qu'il n'y a plus rien, mais que toute organisation a disparue, tout est retourné au chaos et à la confusion. Dans le même sens, pour décrire le jugement qui vient, le prophète Esaïe (34,11) emploie séparément, mais dans le même verset, les deux mots ToHOu et BoHOu ; et il les emploie de façon paradoxale. Voilà ce qu'il annonce contre le pays d'Edom au chapitre 34.11 יא וִירֵשׁוּהָ קָאַת וְקִפּוֹד וְיַנְשׁוֹף וְעֹרֵב יִשְׁכְּנוּ־בָהּ וְנָטָה עָלֶיהָ קַו־תֹהוּ וְאַבְנֵי־בֹהוּ׃ Le pélican et le hérisson l’habiteront, le héron et le corbeau y demeureront, on y placera le fil à plomb de Tohou et les pierres de Bohou. Traduction Samuel Cahen Ces expressions sont des oximores puisque normalement, un cordeau et un niveau sont des outils de maçon pour construire, aligner, mettre d'aplomb... mais en écrivant que c'est “le cordeau du chaos et le niveau du vide” qui vont passer sur le pays, le prophète offre une image saisissante de la démolition, de la déconstruction, de la régression au chaos primordial. A l'inverse des destructions évoquées par les prophètes Esaïe et Jérémie, le mouvement du récit de la création, en Genèse 1, semble bien indiquer que l'œuvre créatrice qui suit va consister en une mise en ordre d'un chaos initial. D'ailleurs, le verbe hébreu ברא (BaRa’) pour ‘créer’, employé exclusivement avec Dieu pour sujet viendrait de racines signifiant « construire » ou « couper » ; et c'est bien cela qui se produit dans la suite du récit : par sa parole créatrice, Dieu sépare, distingue, ordonne, nomme, et par là il donne sens, et donc existence, aux éléments de la création. De la même façon, la cosmogonie babylonienne de l'Enoumah Elish commence ainsi: « Lorsqu'en haut le ciel n'était pas encore nommé Qu'en bas la terre n'avait pas de nom [ils n'existaient pas], Seuls l'Apsū [l'océan d'eau douce] primordial qui engendra les dieux, Et Tiamat [la mer] qui les enfanta tous, Mêlaient leurs eaux en un tout. Nul buisson de roseaux n'était assemblé, Nulle cannaie n'était visible [la végétation n'existait pas], Alors qu'aucun des dieux n'était apparu, N'étant appelé d'un nom, ni pourvu d'un destin, En leur sein, des dieux furent créés. » (Tablette I, lignes 1 à 6. Jean Bottéro et Samuel N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l'Homme, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1989, p. 602-679) Dans ces deux textes ancestraux, l'état initial de l'univers avant sa création, n'est pas un état de néant ou de vacuité absolue, mais un état de confusion dans lequel tout est mêlé, rien n'est identifiable, car aucune chose n'est nommée. C'est aussi cela le Tohu-Bohu biblique. Et il en va de même dans les mythes grecs, où la situation initiale est représentée par le dieu primordial nommé Chaos. Un dieu dont le nom est passé en français avec beaucoup plus de succès que le Tohu-Bohu biblique ! Pour Hésiode, Χάος Chaos précède à la fois l'univers et les dieux. « Avant toutes choses fut Khaos, et puis Gaia au large sein, siège toujours solide de tous les Immortels qui habitent les sommets du neigeux Olympos et le Tartaros sombre dans les profondeurs de la terre spacieuse, et puis Érôs, le plus beau d’entre les Dieux Immortels, qui rompt les forces, et qui de tous les Dieux et de tous les hommes dompte l’intelligence et la sagesse dans leur poitrine. Et de Khaos naquirent Érébos et la noire Nyx. Et, de Nyx, Aithèr et Hèmérè naquirent, car elle les conçut, s’étant unie d’amour à Érébos.. » Traduction Leconte de Lisle Ήτοι μεν πρώτιστα Χάος γενεά Ítoi men prótista Cháos genet Αυταρ εττει τα Γαι ευρυστερνος aftar ettei ta Gai evrysternos πάντων εδοςασφαλες αιει Ηδ ερος ος Κάλλιστος pánton edos asfales aiei εν αθαντοισι θεοισι en athantoisi theoisi λυσιμελης πάντων τε θεών lysimelis pánton te theón πάντων τ ανθρώπων pánton t anthrópon δαμνα εν στηεσσι νοον damna en stiessi noon και επιφρονα βουλον kai epifrona voulon Εκκ χάνος δ Ερεβος τε Ekk chános d Erevos te μελαινα τε Νυξ εγεινοντο melaina te Nyx egeinonto Dans ses Métamorphoses, le poète latin Ovide (-43 à +17) décrit ainsi l'origine du monde : (I, 5-9) "Avant que n'existent la mer, la terre et le ciel qui couvre tout, la nature dans l'univers entier ne présentait qu'un seul aspect, que l'on nomma Chaos. C'était une masse grossière et confuse, rien d'autre qu'un amas inerte, un entassement de semences de choses, d'éléments divisés et mal joints." (I, 15-20) "Il y avait là bien sûr la terre, la mer et l’air, mais la terre était instable, l'onde non navigable, et l'air sans lumière. Rien ne gardait sa forme propre, et les éléments se gênaient entre eux. Dans un même corps luttaient le froid et le chaud, l'humide et le sec, le mou et le dur, le lourd et ce qui était sans poids. (I, 21-23) Un dieu, avec une nature mieux disposée, mit fin à ce conflit. En effet il sépara la terre du ciel, et les eaux de la terre ; et le ciel limpide, il le distingua de l'air épais. …" Et la suite du poème d'Ovide peut être lu en parallèle avec le poème du premier chapitre de la Genèse. Ce qui caractérise le Chaos, l'équivalent grec du tohu-bohu hébraïque, c'est donc une béance, une instabilité, une absence d'orientation, une confusion radicale. Dans tous ces récits des origines, il y a bien une matière primordiale avant la création proprement dite. La notion de création “à partir rien” est tardive dans le judaïsme ancien. Elle n'apparaît qu'au 2ème s. av. JC, dans une situation de crise extrême sous la tyrannie d'Antiochus IV Epiphane. Les livres des Maccabées racontent ainsi les abominables supplices endurés par ceux qui refusent d'abandonner la loi de Moïse. Et alors qu'une mère juive voit mourir, l'un après l'autre, ses sept fils dans d'horribles tortures, elle encourage le dernier en disant : « Je te conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre, contemple tout ce qui est en eux et reconnais que Dieu les a créés de rien et que la race des hommes est faite de la même manière. ...» (2 Maccabées 7,28) Créées “de rien”, littéralement (en grec) : “pas à partir d'êtres” ; ce qui sera traduit en latin au 4ème s. ap. JC par ex nihilo. Mais la notion de ‘rien’ n'apparaîtra que plus tard avec l'invention indo-arabe du zéro. Ce récit, n'évoque de toute façon pas la création dans le but d'une description objective, mais pour soutenir la foi en la résurrection (voir versets 9.14.29 ; et Daniel 12,2). Comment dire mieux en effet la toute-puissance de Dieu pour redonner la vie, qu'en affirmant qu'il a créé l'Univers ? Sans aller aussi loin, le prophète Esaïe (chap. 40) annonçait déjà le retour d'exil comme une recréation. Mais revenons au début de la Genèse. Plutôt que comprendre ces premiers versets comme le début chronologique absolu de l'Univers, qui serait créé ex nilhilo, “à partir de rien”, on peut y lire que l'œuvre de création consiste à organiser le tohu-bohu informe, à donner du sens à ce qui en est dépourvu. C'est d'ailleurs avec la signification de “non-sens”, que le Psaume 107 (v.40) et le livre de Job (12,24) utilisent le premier mot de l'expression, le mot ToHOu : “Dieu retire l'intelligence aux chefs des peuples de la terre, il les fait errer dans un tohou sans chemin …” Les traducteurs hésitent “désert sans route”, “chaos sans issue”,... Si la traduction est difficile, l'image est en tout cas claire : “leur gouvernance n'a pas de sens !” De son côté, le prophète Esaïe, lui aussi, emploie souvent le mot ToHOu seul, pour désigner la nullité des idôles (41,29 ; 44,9 ; id. 1S 12,21), la nullité des nations (40,17) ou la nullité des chefs d'état (40,23) devant Dieu ; il désigne aussi la vanité, le fait de s'épuiser pour rien (49,4), le fait de ne reposer sur rien, ou bien sur du vide (24,10 ; 29,21 ; 59,4). Le prophète utilise donc le mot ToHOu pour évoquer le combat continu contre le non-sens, contre le non-être qui menace. Comme si l'être existait toujours sur fond de non-être. C'est ce que Paul Valéry exprime dans son long poème “Ebauche d'un serpent”, un serpent auquel il prête la connaissance selon laquelle “... l'univers n'est qu'un défaut, Dans la pureté du Non-être ! » Un poème dont le dernier vers ne déclare pas moins que : "Cette soif qui te fit géant, Jusqu’à l’Être exalte l’étrange Toute-Puissance du Néant ! » Pour terminer sur une note un peu plus légère, voyons comment cette expression hébraïque est passée dans notre langue française et comment son sens a évolué : Une première trace semble pouvoir en être trouvée au Moyen-Âge, au 13ème siècle (2ème moitié), avec les adjectifs touroul et bouroul qui transcrivent à leur façon le ToHOu WaBoHOu hébreu. Des adjectifs qui évoquent la confusion et le désordre. Une compréhension très fidéle au sens originel. Puis on rencontre l'expression dans l'écriture truculente de Rabelais (1552), au livre 4 “des faics et dicts héroïque du noble Pantagruel”, au chapitre 17, où il est raconté: « Comment Pantagruel passa les isles de Tohu et Bohu, et de l'estrange mort de Bringuenarilles, avaleur de moulins à vent. » Dans ce chapitre, ces îles de Tohu et Bohu, sont décrites comme étant plutôt plaisantes. Rabelais a sans doute emprunté l'expression biblique pour sa sonorité amusante, mais peut-être aussi en la comprenant comme un joyeux désordre. Jusqu'au 19ème siècle les différents auteurs qui emploient cette expression la prennent dans son sens originel de chaos primitif. Mais à partir du 19ème siècle, le tohu-bohu acquiert parfois une composante sonore. Il y a certes toujours désordre, mais aussi vacarme. Cette agitation bruyante peut déranger, mais il peut aussi s'agir, comme chez Rabelais, de quelque chose de plaisant. Ainsi, dans Les Misérables (tome V), concernant un mariage, Victor Hugo évoque “... la fièvre et l’étourdissement et le vacarme et le tohu-bohu du bonheur !” Aujourd'hui, quand on entend encore cette expression biblique devenue rare ou littéraire, son sens familier évoque donc un désordre accompagné d'un bruit confus, d'un vacarme bruyant. Mais ce qui est sûr c'est que le combat contre le non-être dont le tohu-bohu de la Genèse est l'emblème, ce combat contre le non-sens continue ! « L’inhabitable c’est », tel que Georges Pérec le décrivait dans les dernières pages d’Espèces d’espaces: " L'inhabitable : la mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelé, la terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes L'inhabitable : l'architecture du mépris et de la frime, la gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l'esbroufe chiche des sièges sociaux L'inhabitable : l'étriqué, l'irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste L'inhabitable : le parqué, l'interdit, l'encagé, le verrouillé, les murs hérissés de tessons de bouteilles, les judas, les blindages L'inhabitable : les bidonvilles, les villes bidon L'hostile, le gris, l'anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d'hôtel les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d'assises, les cours d’école double exposition, arbres, poutres, caractère, luxueusement aménagé par décorateur, balcon, téléphone, soleil, dégage­ments, vraie cheminée, loggia, évier à deux bacs (inox), calme, jardinet privatif, affaire exceptionnelle On est prié de dire son nom après dix heures du soir." L'aménagement 39533/43/Kam/J 6 novembre 1943 Objet : collecte des plantes destinées à garnir les fours crématoires 1 et II du camp de concentration d'une bande de verdure. Ref. : Conversation entre le SS-Obersturmbannführer Hiiss, Cdt du camp. et le Sturmbannführer Bishoff. Au SS-Sturmbannführer Ceasar, chef des entreprises agri­coles du camp de concentration d'Auschwitz (Haute-Silé­sie). "Conformément à une ordonnance du SS-Obersturmbann­ führer Hiiss, commandant du camp, les fours crématoires 1 et II du camp de concentration seront pourvus d'une bande verte servant de limite naturelle au camp. Voici la liste des plantes qui devront être prises dans nos réserves forestières : 200 arbres à feuilles de trois à cinq mètres de haut ; 100 re­jetons d'arbres à feuilles de un mètre et demi à quatre mètres de haut ; enfin, 1 000 arbustes de revêtement de un à deux mètres et demi de haut, le tout pris dans les réserves de nos pépinières. Vous êtes prié de mettre à notre disposition ces provisions de plantes."" Le chef de la direction centrale du bâtiment des Waffen SS et de la police à Auschwitz : signé : SS-Obersturmführer (cité par David Rousset, Le pitre ne rit pas, 1948) L'espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés, les superbes garçonnières, les coquets · studios dans leur nid de verdure, les élégants pied-à-terre, les triples réceptions, les vastes séjours en plein ciel, vue imprenable, ]'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et pres­que intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que l'espace­ devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être incorporé, cesse d'être approprié. L'es­pace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête. Par Maxime Fellion Ce texte a été présenté par son auteur, le 14 mars 2022, lors de la réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo * Illustrations: "Le Jardin des délices", peinture à l'huile sur bois du peintre néerlandais Jérôme Bosch. L'œuvre est un triptyque, le plus souvent datée de 1494 à 1505, bien que des chercheurs en avancent la création jusqu'aux années 1480; portes fermées une grisaille, le monde tel qu’il est à l’origine, tohu bohu, puis en ouvrant les deux panneaux à gauche le paradis, à droit l’enfer, et sur le grand panneau central, l’humanité habitant le monde.

  • Gardel et Besse... extraits

    L'homme et la terre Eric Gardel, 1952 On peut dire que l'espace concret de la géographie nous délivre de l'espace, de l'espace infini, inhumain, du géomètre ou de l'astronome. Il nous installe dans un espace à notre dimension, dans un espace qui se donne et répond, espace généreux et vivant ouvert devant nous. On habite un lieu dès lors que pouvons y relâcher nos mécanismes de défense et nous y confier par le sommeil. La singularité de l’habiter réside peut-être dans cette recherche d’un espace protecteur au sein duquel il devient alors possible, de s’exposer dans toute sa fragilité. En distinguant ainsi l’espace personnel de celui des autres, l’habiter renvoie donc à l’établissement de limites, à l’apparition de discontinuités dans un continuum. Habiter. Un monde à mon image Jean-Marc Besse, 2013 Depuis les textes fondateurs d’Heidegger, il est acquis que l’habiter ne se résume pas à la construction ou à l’édification mais qu’il renvoie davantage à « cette espèce de conversation muette qui se tisse au long de nos rapports quotidiens et ordinaires avec le lieu dans lequel nous vivons ». Autrement dit, l’Homme habite un monde qu’il modèle à son image, à ses besoins et avec lequel il est en interaction constante : « interroger l’habiter, c’est interroger ce qu’il en est pour les hommes de leur monde, du monde qu’ils ont édifié au cœur de l’espace et du temps, dans lequel ils ont ordonné leurs existences individuelles et collectives ». Loin d’être inné, ou une activité passive de l’être humain, habiter exige au contraire de sa part qu’il se projette, qu’il marque les lieux pour se construire, en propre, un « monde » de significations. C’est ainsi un espace de confiance que l’acte d’habiter vise à instituer, il s’agit de « tracer un cercle pour qu’un chez-soi apparaisse, en laissant au-dehors les forces du chaos ». Comme l’avait précisé Dardel, l’on habite un lieu dès lors que pouvons y relâcher nos mécanismes de défense et nous y confier par le sommeil... Et la singularité de l’habiter réside peut-être dans cette recherche d’un espace protecteur au sein duquel il devient alors possible, de s’exposer dans toute sa fragilité. En distinguant ainsi l’espace personnel de celui des autres, l’habiter renvoie donc à l’établissement de limites, à l’apparition de discontinuités dans un continuum. Association Trobien - 26 février 2022

  • Épistémiologie de l’habiter

    Bibliographie ▶︎ BACHELARD, Gaston (2012). ‑ La Poétique de l'espace (1957). Quadrige, Paris, PUF, 214 p. ▶︎ BERQUE, Augustin (2000). – Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, coll. Mappemonde, Belin, 272 p. ▶︎ BERQUE, Augustin (1999). – Être humain sur la terre. Paris, Coll. Le débat, Gallimard, 212 p. ▶︎ CERTEAU, Michel de (1990). ‑ L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980). Folio Essais, Paris, Gallimard, LIII-352 p. ▶︎ CORBIN, Alain (1990). ‑ Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivages (1750-1840) (1988). Champs, Paris, Flammarion, 407 p. ▶︎ FOUCAULT, Michel (2009). ‑ Le corps utopique suivi de héterotopie, Paris édition Ligne, 61 p. ▶︎ HEIDEGGER, Martin (1958). - “Bâtir habiter penser”, in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980, 349 p. ▶︎ KANT, Immanuel (1991), Que signifie s’orienter dans la pensée ? et autres textes. Paris, GF Flammarion, 206 p. ▶︎ LE BRAS, Hervé (1997). - Les limites de la planète. Paris, Coll. Champs, Flammarion, 348 p. ▶︎ LE CORBUSIER (1971). – La Charte d’Athènes. Paris, coll. points « civilisation », Le Seuil, 190 p. ▶︎ MAUSS, Marcel (2003). – Sociologie et anthropologie. Paris, Quadridge, P.U.F., 1950, 474 p. ▶︎ MERLEAU-PONTY, Maurice (1985) – L’œil et l’Esprit. Paris, coll. Essais, Folio, 1964, 94 p. ▶︎ RADKOWSKI, Georges-Hubert de (2002) ‑ Anthropologie de l’habiter. Vers le nomadisme. PUF, 166 p. ▶︎ VIRILIO, Paul (1984). L’espace critique. Coll. choix et essais, Paris, Ch. Bourgois, 190 p. ▶︎ UEXKÜLL, Jakob von (2010). - Milieu animal et milieu humain, Rivages, 173 p. ▶︎ WEIL, Simone (1990). – L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Paris, Folio-essais, Gallimard, 1949, 382 p. Littérature ▶︎ KEROUAC Jack (1972), Sur la route (On the road, 1957), Coll. Folio, Ed. Gallimard, 436 p. ▶︎ SILVERGERG (1996), Les monades urbaines, Coll. Le livre de poche, Ed. LGF, 253 p. ▶︎ STEINBECK John (1947 version française). - Les raisins de la colère (Grapes of Wrath), Coll. du monde entier, Ed. Gallimard, 640 p. ▶︎ TESSON Sylvain, Sur les chemins noirs Coll. Folio, Coll Blanche, Gallimard Parution : 13-10-2016 144 p. Filmographie ▶︎ HOPPER Dennis (1969). - Easy Rider, USA, avec Dennis Hopper, Peter Fonda, Jack Nicholson, 94 min. ▶︎ PENN Sean (2007). - Into the Wild, USA, avec Emile Hirsch, Vince Vaughn, Kristen Stewart, 147 min ▶︎ SALLES Walter (2004). - Carnets de voyage, Argentine, avec Gael Garcia Bernal, Rodrigo de la Serna, 126 min. Par Maxime Fellion - 14 février 2022

  • « Habiter » dedans / dehors

    Si, dans la pensée du philosophe allemand Martin Heidegger, « habiter » signifie « être-présent-au-monde-et-à-autrui », on peut se permettre de questionner le sens du terme « présence ». Il est étonnant de voir que, dans le dictionnaire, la « présence » est un fait : le fait de se trouver dans un lieu, à proximité de quelqu’un ou de quelque chose, le simple fait d’être présent et d’exister. Or, la présence n’est-elle pas une action plutôt qu’un fait ? La présence n’engage-t-elle pas des interactions ? Un être vivant n’est-il pas en permanence en interaction avec son environnement, dont il dépend selon un réseau d’échanges d’énergie, d’information et de matière (imaginons ne serait-ce que l’air qu’il respire !) ? Pour tenter de mieux comprendre cette présence au monde et à autrui – présence de l’être vivant en lui-même et non comme il nous apparaît – mettons un instant la focale sur l’infiniment petit, la cellule, unité fondamentale, structurale et fonctionnelle des organismes vivants. Puis sur plus petit encore, l’atome, composant élémentaire de la matière. * Un écosystème étant défini comme un ensemble formé par une communauté d’êtres vivants en interaction avec leur environnement (biotope), au sein duquel ils développent un réseau de dépendance, d’échange d’énergie, d’information et de matière. Selon ce cheminement, la matière serait considérée comme un processus dynamique dont la vie est l‘une des manifestations (la vie serait alors un processus, une organisation de la matière). Et la cellule survivrait grâce à un échange permanent de matière et d’énergie, selon un processus interne de régulation. Pour rappel : la cellule est entourée d’une membrane qui, d‘une part lui donne sa forme, et d’autre part sépare son milieu intérieur du milieu extérieur - cette membrane perméable, ou semi-perméable, contrôle absolument tout ce qui entre et sort de la cellule. C’est là que se trouve le fondement même de la signification de l’homéostasie, défini pour la première fois par Claude Bernard (médecin, physiologiste et épistémologue français), en 1865, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, comme suit : « L’homéostasie est la capacité que peut avoir un système quelconque à conserver son équilibre de fonctionnement en dépit des contraintes qui lui sont extérieures… Tous les mécanismes vitaux, quelque variés qu'ils soient, n'ont toujours qu'un but, celui de maintenir l'unité des conditions de la vie dans le milieu intérieur. » Depuis lors, l’homéostasie fascine non seulement de nombreux chercheurs en biologie et en sciences sociales, qui tentent de mieux comprendre ce mécanisme basé sur l’équilibre et l’adaptation, mais aussi certains philosophes comme Roland Schaer (philosophe du vivant, agrégé de philosophie en 1971) ; ce dernier, en réintroduisant l’importance du vivant dans la notion même d’habiter, s’inspire du concept biologique d’« homéostasie » . C’est ainsi que Roland Schaer définit l’importance de la constitution de ce « milieu intérieur », autoproduit et régulé par l’organisme : « Un être vivant doit constamment échanger avec son milieu. Il survit de ses entrées et sorties de matières d’information qui peuvent aussi déclencher sa mort. […] Dans ce mécanisme métabolique se fabriquent deux milieux : le milieu intérieur – avec des paramètres relativement stables – et le milieu extérieur – où les paramètres fluctuent. Le milieu intérieur, ce premier endroit où nous habitons, grâce auquel nous habitons tous les autres, c’est notre corps. […] Les habits, c’est un habitat qu’on transporte avec soi. Très vite, ça a été une parure, une manière de créer un lien social, une façon de séduire… ». Pour alimenter cette réflexion, voici une citation de Lucien Cuénot (1866-1951), biologiste et généticien français, théoricien de l’évolution : « Il n’y a rien de vivant dans une cellule sauf l’ensemble. » Ce texte résume la présentation de J. Ripart, lors de la réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo, le 14 février. Par Jacqueline Ripart - 26 février 2022

  • Habiter : plus qu’un verbe, une notion philosophique

    « Habiter » est une notion philosophique née au milieu du XXème siècle, et qui est essentielle car elle engage tout un rapport au monde… Or le monde change, il est même en pleine mutation, et la survie des sociétés contemporaines impose de nouvelles exigences. D’abord un très bref rappel : - Pendant près de 180 000 ans, l’homo-sapiens a vécu en mode chasseur-cueilleur; - Il y a près de 20 000 ans, il a commencé à cultiver, apprivoiser et se sédentariser (la révolution du Néolithique (de 14 000 à 7 000 av. J.-C.) correspond à la première révolution agricole; - Il y a environ 2 000 ans, il a achevé la conversion au mode majoritairement agriculteur. C’est un rappel important, car, si ces deux modes (nomade et sédentaire) font partie intrinsèque de l’humain, l’un a disparu au profit de l’autre. Et de nos jours, il n’y a plus de place pour les populations de chasseurs-cueilleurs et nomades, qui ont quasiment disparu - sauf de rares exceptions comme les bushmen dans le désert du Kalahari en Afrique australe, et les derniers nomades en Asie Centrale, sachant que ceux-ci ont connu d'importants métissages avec des populations agricoles. De nombreuses thèses ont tenté d’élucider le passage du mode nomade au mode sédentaire. Certaines d’entre elles situent la présence au monde du nomade, entre maîtrise et hospitalité : - Hospitalité : il utilise l’espace en tant qu’invité des lieux - Maîtrise : pour utiliser l’espace, il lui faut respecter les règles communes, et négocier avec tous les êtres concernés (tous les êtres animés par une force vitale, les objets mais aussi les éléments naturels, comme les pierres ou le vent, et tous les génies protecteurs ; or cette maîtrise est source d’inquiétude, car ces êtres concernés, il ne faut ni les froisser ni déclencher leur colère. Cette inquiétude est encore bien visible dans la présence au monde de certains groupes ethniques (en Amazonie, ou dans les steppes d’Asie Centrale, etc.) : on remarque qu’ils ne transforment pas les lieux, effacent les traces du camp, les traces du passage, évitent de déplacer les pierres, ne prélèvent que quelques branches d’un arbre, ou ne coupent qu’un seul arbre dans un bosquet (il ne coupent jamais un arbre isolé), ne polluent pas le cours d’eau même pas avec le lait, et la porte de leur hutte ou de leur yourte est toujours ouverte à l’étranger de passage, etc. Concernant la conversion au mode sédentaire, les chercheurs s’accordent à dire qu’il a eu plusieurs foyers de sédentarisation dans le monde. C’est néanmoins dans une région du Moyen Orient, surnommée le Croissant fertile (entre les déserts de Syrie et d’Arabie, la mer Méditerranée et les monts du Taurus en Turquie), que l’on retrouve les origines les plus lointaines de l’agriculture et de l’élevage. C’est là que les premières sociétés sédentaires vont pouvoir se regrouper en village, s’approprier des espaces, constituer des réserves de nourriture et générer des surplus, créer de nouvelles activités, se diviser pour accomplir les tâches et gérer les échanges entre eux. On connaît la suite… Dans son livre “Sapiens”, Yuval Noah Harari, historien et écrivain israélien né en 1976, déploie une thèse forte. Je cite : « C’est par sa capacité à inventer des fictions que l’Homo sapiens a inventé la sédentarité. Chez les chasseurs-cueilleurs, le monde (que ce soit  la vallée ou la montagne qui l’entoure) appartenait à tous ses habitants, et chacun y suivait un ensemble de règles communes, qui entraînaient une négociation incessante entre tous les êtres concernés. Les humains parlaient avec les bêtes, les arbres et les pierres, aussi bien qu’avec les fées, les démons et les fantômes. De ce vaste réseau de communication émergeaient des valeurs et des normes qui reliaient les humains, les éléphants, les chênes et les fantômes. » D’après l’ethnologue britannique Edward Tylor (dans son livre Primitive Culture paru en 1871) : « L’animisme est la croyance selon laquelle la nature est régie par des esprits analogues à la volonté humaine. Il y voyait la forme primitive ayant engendré toutes les religions. » Plus récemment, Charles Stefanov (anthropologue, spécialiste de la Sibérie, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France), définit l’animisme comme étant « le rapport socialisé et émotionnel du nomade avec le monde du vivant ». « La révolution agricole a donné naissance à des dieux plus imposants pour finir avec le Dieu tout-puissant des religions monothéistes. Les dieux avaient donc deux tâches principales. D’abord, ils devaient expliquer ce qu’Homo sapiens avait de si spécifique, ensuite, pourquoi les humains devaient dominer et exploiter les autres créatures vivantes. » Voici deux rappels qui illustrent la disparition annoncée du mode nomade. Premier rappel Le quatrième chapitre de la Genèse rapporte l’histoire d’Abel et Caïn, fils d'Adam et d'Eve. Abel, pasteur, vit et se déplace au gré des nécessités de son troupeau. Caïn, son frère, agriculteur, a enclos un terrain réservé à ses cultures. Un jour les deux frères viennent faire des offrandes à Yahvé : Caïn offre les produits de son sol et Abel offre les premiers nés de son troupeau et leur graisse. Seule l'offrande d'Abel est agréée. Alors Caïn, furieux, tue son frère Abel. Puis il est condamné à l’errance sur la Terre, poursuivi par l’ire divine et surveillé par son œil ubiquiste. Deuxième rappel Dans la mythologie romaine, Romulus et Remus sont des frères jumeaux qui ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur l’emplacement où ils devaient ériger la ville de Rome. En 753 avant notre ère, pour délimiter la nouvelle ville, Romulus trace une enceinte, creusée par une charrue au sommet du Mont Palatin, puis il jure de tuer quiconque pénètrera cette enceinte. Rémus désobéit, franchit le sillon et pénètre sur l’espace réservé. Et Romulus le tue. Revenons au verbe « habiter ». - Étymologiquement, habiter est emprunté au latin habitare "avoir souvent" qui a donné habitude mais qui veut dire aussi demeurer ou rester. - Depuis le XIème siècle, habiter indique le fait de rester quelque part, d’occuper une demeure. - Au XVème siècle, le terme s’enrichit d’une nouvelle signification : "habiter un pays" c’est le peupler. - En 1694, la première édition du Dictionnaire de l’Académie française semble fixer définitivement le sens d’habiter : "faire sa demeure, faire son séjour en un lieu. Habiter un lieu". C’est ainsi que, dans la géographie classique, habiter renvoie à l’habitat, "ensemble et arrangement des habitations dans un espace donné " et à l’habitation, c’est-à-dire à la description des formes des maisons, non sans rapport avec le milieu physique. La géographie a ainsi longtemps considéré la lecture des paysages comme un assemblage de formes, d'éléments fonctionnels (champs, habitations, bâtiments commerciaux, etc.). Le pas le plus important vers la notion « habiter » a été effectué par le philosophe allemand Martin Heidegger. A l’époque de la reconstruction de Berlin, sa conférence prononcée au mois d'août 1951 à Darmstadt, BATIR HABITER PENSER, le philosophe marque une avancée majeure : habiter n’est pas une activité, mais un concept qui englobe l’ensemble des activités humaines. Il insiste sur la différence entre être abrité, être logé et habiter. Et il va bien plus loin encore: « Habiter est un trait fondamental de l’être… Habiter est la réponse des mortels à l’appel à être-présent-au-monde-et-à-autrui ». Depuis lors, la notion « habiter » traverse les sciences sociales et humaines. En voici quelques exemples. Selon Jean-François Thémines, professeur de géographie à l’Université de Caen et chercheur au CNRS: « Habiter est un mode de connaissance du monde qui engage aussi notre relation affective aux lieux. Le territoire est fabriqué par les individus, il ne préexiste pas, il n'existe pas sans eux. » Pour Philippe Descola, ancien élève de philosophie de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et anthropologue français, spécialiste des Amérindiens d’Amazonie équatorienne : « L’opposition nature/culture n'a pas de sens, car elle relève d'une pure convention sociale. » Il propose alors de constituer ce qu’il nomme une « écologie des relations - relations entre humains et non-humains autant que celles entre humains. » Maria Villela-Petit, née à Rio de Janeiro, arrivée en France en 1962, étudie la phénoménologie, entre comme chercheur au CNRS, enseigne, aujourd’hui retraitée émérite des Archives Husserl de Paris (CNRS), pose une question essentielle sur l’expression « habiter la Terre »: « Doit-on considérer la terre comme un complément, parmi tant d'autres, du verbe habiter ? Ce qui est cause de changements répond à une conception différente de la terre qui, sous l'emprise des réflexions cartésiennes et les lois de la mécanique, n'est devenu qu'une planète comme les autres pour les humains. S'en est suivi un déclassement de la terre qui ne devenait ainsi qu'un élément de l'habiter parmi d'autres. Mais, aujourd'hui, notre habitation est redevenue une préoccupation majeure pour l'humanité. Un renversement sémantique est à l'œuvre ». Selon Jared Diamond, géographe et biologiste et théoricien de l’effondrement, né en 1937 à Boston, l’invention de l’agriculture marquerait les véritables débuts de l’Anthropocène : « L’agriculture fut en tout cas notre vrai péché originel. De l’agriculture surgirent les inégalités sociales et sexuelles flagrantes, les maladies et le despotisme qui accablent notre existence…. Au rythme actuel de la croissance démographique, et particulièrement de l'augmentation des besoins économiques, de santé et en énergie, les sociétés contemporaines pourront-elles survivre demain ? » En 2008, dans un article publié dans la revue philosophique, Robert Tirvaudey, né en 1959 à Paris, docteur de philosophie à la Sorbonne, professeur de philosophie dans l'Académie de Créteil, et auteur, pose cette question : « À l'heure de l'urbanisation planétaire, du souci environnemental, du nomadisme forcé des sans-domicile fixe, de l'incapacité de réellement habiter un chez soi, de la génération des réseaux techniques de communication des rapports entre l'homme et la nature, entre les hommes eux-mêmes, la question est plus que jamais de savoir comment l'homme en son être peut habiter pour authentiquement exister.» Voici les propos du philosophe français Bernard Stiegler (malheureusement décédé en 2020) : « Il faut plus que jamais être préoccupé par ce qu’on désigne aujourd’hui par l’époque de l’Anthropocène, cette ère géologique, où c’est l’homme lui-même, qui anéantit ses propres conditions d’existence. Nous n’avons plus le choix. Le stade technique atteint par l’humanité, l’accélération du Temps, la destruction de la biodiversité, le réchauffement climatique, le capitalisme financier, la bêtise consumériste, nous obligent à bifurquer. Or si nous savons ce qu’il faudrait faire pour changer de route, il est clair que nous ne le faisons pas, ou trop peu. Il ne suffit pas de dénoncer l’état du monde, de le critiquer, comme on critiquait l’aliénation et la société de masse, dans les années 1960, il convient de fourbir des armes, et des concepts, à hauteur des nouvelles exigences de survie de l’humanité qui s’imposent à nous. » Pour conclure, voici une citation de Bernard Stiegler : « La pensée qui ne prend pas compte du monde qui l’entoure n’est que spéculation ». Par Jacqueline Ripart - 25 février 2022 Ce texte résume la présentation de J. Ripart, le 20 janvier lors de la première réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo

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