top of page

REPÈRES

22 éléments trouvés pour «  »

  • Habiter : plus qu’un verbe, une notion philosophique

    « Habiter » est une notion philosophique née au milieu du XXème siècle, et qui est essentielle car elle engage tout un rapport au monde… Or le monde change, il est même en pleine mutation, et la survie des sociétés contemporaines impose de nouvelles exigences. D’abord un très bref rappel : - Pendant près de 180 000 ans, l’homo-sapiens a vécu en mode chasseur-cueilleur; - Il y a près de 20 000 ans, il a commencé à cultiver, apprivoiser et se sédentariser (la révolution du Néolithique (de 14 000 à 7 000 av. J.-C.) correspond à la première révolution agricole; - Il y a environ 2 000 ans, il a achevé la conversion au mode majoritairement agriculteur. C’est un rappel important, car, si ces deux modes (nomade et sédentaire) font partie intrinsèque de l’humain, l’un a disparu au profit de l’autre. Et de nos jours, il n’y a plus de place pour les populations de chasseurs-cueilleurs et nomades, qui ont quasiment disparu - sauf de rares exceptions comme les bushmen dans le désert du Kalahari en Afrique australe, et les derniers nomades en Asie Centrale, sachant que ceux-ci ont connu d'importants métissages avec des populations agricoles. De nombreuses thèses ont tenté d’élucider le passage du mode nomade au mode sédentaire. Certaines d’entre elles situent la présence au monde du nomade, entre maîtrise et hospitalité : - Hospitalité : il utilise l’espace en tant qu’invité des lieux - Maîtrise : pour utiliser l’espace, il lui faut respecter les règles communes, et négocier avec tous les êtres concernés (tous les êtres animés par une force vitale, les objets mais aussi les éléments naturels, comme les pierres ou le vent, et tous les génies protecteurs ; or cette maîtrise est source d’inquiétude, car ces êtres concernés, il ne faut ni les froisser ni déclencher leur colère. Cette inquiétude est encore bien visible dans la présence au monde de certains groupes ethniques (en Amazonie, ou dans les steppes d’Asie Centrale, etc.) : on remarque qu’ils ne transforment pas les lieux, effacent les traces du camp, les traces du passage, évitent de déplacer les pierres, ne prélèvent que quelques branches d’un arbre, ou ne coupent qu’un seul arbre dans un bosquet (il ne coupent jamais un arbre isolé), ne polluent pas le cours d’eau même pas avec le lait, et la porte de leur hutte ou de leur yourte est toujours ouverte à l’étranger de passage, etc. Concernant la conversion au mode sédentaire, les chercheurs s’accordent à dire qu’il a eu plusieurs foyers de sédentarisation dans le monde. C’est néanmoins dans une région du Moyen Orient, surnommée le Croissant fertile (entre les déserts de Syrie et d’Arabie, la mer Méditerranée et les monts du Taurus en Turquie), que l’on retrouve les origines les plus lointaines de l’agriculture et de l’élevage. C’est là que les premières sociétés sédentaires vont pouvoir se regrouper en village, s’approprier des espaces, constituer des réserves de nourriture et générer des surplus, créer de nouvelles activités, se diviser pour accomplir les tâches et gérer les échanges entre eux. On connaît la suite… Dans son livre “Sapiens”, Yuval Noah Harari, historien et écrivain israélien né en 1976, déploie une thèse forte. Je cite : « C’est par sa capacité à inventer des fictions que l’Homo sapiens a inventé la sédentarité. Chez les chasseurs-cueilleurs, le monde (que ce soit  la vallée ou la montagne qui l’entoure) appartenait à tous ses habitants, et chacun y suivait un ensemble de règles communes, qui entraînaient une négociation incessante entre tous les êtres concernés. Les humains parlaient avec les bêtes, les arbres et les pierres, aussi bien qu’avec les fées, les démons et les fantômes. De ce vaste réseau de communication émergeaient des valeurs et des normes qui reliaient les humains, les éléphants, les chênes et les fantômes. » D’après l’ethnologue britannique Edward Tylor (dans son livre Primitive Culture paru en 1871) : « L’animisme est la croyance selon laquelle la nature est régie par des esprits analogues à la volonté humaine. Il y voyait la forme primitive ayant engendré toutes les religions. » Plus récemment, Charles Stefanov (anthropologue, spécialiste de la Sibérie, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France), définit l’animisme comme étant « le rapport socialisé et émotionnel du nomade avec le monde du vivant ». « La révolution agricole a donné naissance à des dieux plus imposants pour finir avec le Dieu tout-puissant des religions monothéistes. Les dieux avaient donc deux tâches principales. D’abord, ils devaient expliquer ce qu’Homo sapiens avait de si spécifique, ensuite, pourquoi les humains devaient dominer et exploiter les autres créatures vivantes. » Voici deux rappels qui illustrent la disparition annoncée du mode nomade. Premier rappel Le quatrième chapitre de la Genèse rapporte l’histoire d’Abel et Caïn, fils d'Adam et d'Eve. Abel, pasteur, vit et se déplace au gré des nécessités de son troupeau. Caïn, son frère, agriculteur, a enclos un terrain réservé à ses cultures. Un jour les deux frères viennent faire des offrandes à Yahvé : Caïn offre les produits de son sol et Abel offre les premiers nés de son troupeau et leur graisse. Seule l'offrande d'Abel est agréée. Alors Caïn, furieux, tue son frère Abel. Puis il est condamné à l’errance sur la Terre, poursuivi par l’ire divine et surveillé par son œil ubiquiste. Deuxième rappel Dans la mythologie romaine, Romulus et Remus sont des frères jumeaux qui ne sont pas parvenus à se mettre d’accord sur l’emplacement où ils devaient ériger la ville de Rome. En 753 avant notre ère, pour délimiter la nouvelle ville, Romulus trace une enceinte, creusée par une charrue au sommet du Mont Palatin, puis il jure de tuer quiconque pénètrera cette enceinte. Rémus désobéit, franchit le sillon et pénètre sur l’espace réservé. Et Romulus le tue. Revenons au verbe « habiter ». - Étymologiquement, habiter est emprunté au latin habitare "avoir souvent" qui a donné habitude mais qui veut dire aussi demeurer ou rester. - Depuis le XIème siècle, habiter indique le fait de rester quelque part, d’occuper une demeure. - Au XVème siècle, le terme s’enrichit d’une nouvelle signification : "habiter un pays" c’est le peupler. - En 1694, la première édition du Dictionnaire de l’Académie française semble fixer définitivement le sens d’habiter : "faire sa demeure, faire son séjour en un lieu. Habiter un lieu". C’est ainsi que, dans la géographie classique, habiter renvoie à l’habitat, "ensemble et arrangement des habitations dans un espace donné " et à l’habitation, c’est-à-dire à la description des formes des maisons, non sans rapport avec le milieu physique. La géographie a ainsi longtemps considéré la lecture des paysages comme un assemblage de formes, d'éléments fonctionnels (champs, habitations, bâtiments commerciaux, etc.). Le pas le plus important vers la notion « habiter » a été effectué par le philosophe allemand Martin Heidegger. A l’époque de la reconstruction de Berlin, sa conférence prononcée au mois d'août 1951 à Darmstadt, BATIR HABITER PENSER, le philosophe marque une avancée majeure : habiter n’est pas une activité, mais un concept qui englobe l’ensemble des activités humaines. Il insiste sur la différence entre être abrité, être logé et habiter. Et il va bien plus loin encore: « Habiter est un trait fondamental de l’être… Habiter est la réponse des mortels à l’appel à être-présent-au-monde-et-à-autrui ». Depuis lors, la notion « habiter » traverse les sciences sociales et humaines. En voici quelques exemples. Selon Jean-François Thémines, professeur de géographie à l’Université de Caen et chercheur au CNRS: « Habiter est un mode de connaissance du monde qui engage aussi notre relation affective aux lieux. Le territoire est fabriqué par les individus, il ne préexiste pas, il n'existe pas sans eux. » Pour Philippe Descola, ancien élève de philosophie de l’École normale supérieure de Saint-Cloud et anthropologue français, spécialiste des Amérindiens d’Amazonie équatorienne : « L’opposition nature/culture n'a pas de sens, car elle relève d'une pure convention sociale. » Il propose alors de constituer ce qu’il nomme une « écologie des relations - relations entre humains et non-humains autant que celles entre humains. » Maria Villela-Petit, née à Rio de Janeiro, arrivée en France en 1962, étudie la phénoménologie, entre comme chercheur au CNRS, enseigne, aujourd’hui retraitée émérite des Archives Husserl de Paris (CNRS), pose une question essentielle sur l’expression « habiter la Terre »: « Doit-on considérer la terre comme un complément, parmi tant d'autres, du verbe habiter ? Ce qui est cause de changements répond à une conception différente de la terre qui, sous l'emprise des réflexions cartésiennes et les lois de la mécanique, n'est devenu qu'une planète comme les autres pour les humains. S'en est suivi un déclassement de la terre qui ne devenait ainsi qu'un élément de l'habiter parmi d'autres. Mais, aujourd'hui, notre habitation est redevenue une préoccupation majeure pour l'humanité. Un renversement sémantique est à l'œuvre ». Selon Jared Diamond, géographe et biologiste et théoricien de l’effondrement, né en 1937 à Boston, l’invention de l’agriculture marquerait les véritables débuts de l’Anthropocène : « L’agriculture fut en tout cas notre vrai péché originel. De l’agriculture surgirent les inégalités sociales et sexuelles flagrantes, les maladies et le despotisme qui accablent notre existence…. Au rythme actuel de la croissance démographique, et particulièrement de l'augmentation des besoins économiques, de santé et en énergie, les sociétés contemporaines pourront-elles survivre demain ? » En 2008, dans un article publié dans la revue philosophique, Robert Tirvaudey, né en 1959 à Paris, docteur de philosophie à la Sorbonne, professeur de philosophie dans l'Académie de Créteil, et auteur, pose cette question : « À l'heure de l'urbanisation planétaire, du souci environnemental, du nomadisme forcé des sans-domicile fixe, de l'incapacité de réellement habiter un chez soi, de la génération des réseaux techniques de communication des rapports entre l'homme et la nature, entre les hommes eux-mêmes, la question est plus que jamais de savoir comment l'homme en son être peut habiter pour authentiquement exister.» Voici les propos du philosophe français Bernard Stiegler (malheureusement décédé en 2020) : « Il faut plus que jamais être préoccupé par ce qu’on désigne aujourd’hui par l’époque de l’Anthropocène, cette ère géologique, où c’est l’homme lui-même, qui anéantit ses propres conditions d’existence. Nous n’avons plus le choix. Le stade technique atteint par l’humanité, l’accélération du Temps, la destruction de la biodiversité, le réchauffement climatique, le capitalisme financier, la bêtise consumériste, nous obligent à bifurquer. Or si nous savons ce qu’il faudrait faire pour changer de route, il est clair que nous ne le faisons pas, ou trop peu. Il ne suffit pas de dénoncer l’état du monde, de le critiquer, comme on critiquait l’aliénation et la société de masse, dans les années 1960, il convient de fourbir des armes, et des concepts, à hauteur des nouvelles exigences de survie de l’humanité qui s’imposent à nous. » Pour conclure, voici une citation de Bernard Stiegler : « La pensée qui ne prend pas compte du monde qui l’entoure n’est que spéculation ». Par Jacqueline Ripart - 25 février 2022 Ce texte résume la présentation de J. Ripart, le 20 janvier lors de la première réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo

  • Les limites de la conception du chez-soi

    Les caractéristiques du chez-soi sont liées aux normes et aux valeurs de chaque culture : notre représentation du « chez soi » est ethnocentrée. Impossible, donc, de nommer les caractéristiques absolues et universelles du chez-soi ! On peut cependant s’intéresser à l’étymologie de ce terme de la langue française : « chez-soi ». Et souligner l’importante du trait d’union, qui permet de caractériser une relation particulière entre un sujet (soi) et un espace (chez se rapporte à l’ancien français chiese, maison, hérité du latin casae, à la maison). Ainsi, le « chez-soi » se définirait par opposition aux autres espaces (ce qui n’est pas chez soi). Ce qu’en disent les Anciens... Après que j’eus employé quelques années à étudier (ainsi) dans le livre du monde et à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d’étudier aussi en moi-même, et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné, ni de mon pays, ni de mes livres. Il se faut réserver une arrière­ boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. En celle-ci faut­-il prendre notre ordinaire entretien de nous à nous-mêmes, et si privé que nulle accointance ou communication étrangère y trouve. Chapitre XXXIX - DEe la solitude "Essais", Michel de Montaigne, publiés entre 1580 à 1588 Intérieur et intimité Revenons à casa, la maison. Par nature, la maison est un « intérieur » - emprunté du latin interior (comparatif de interus : « qui est au dedans »). L’intérieur évoque donc ce qui a rapport au dedans. Entre l’espace du dedans et celui du dehors, il a des limites : par exemple pour le corps, c’est la peau, pour la maison ce sont les murs. Et, ce qui est le plus intérieur, superlatif défini par le terme latin intimus (superlatif de intus, dedans), c’est donc l’intime. Selon la sociologue française Perla Serfaty-Garzon, le chez-soi abrite l’intimité de l’habitant. Ainsi, l’intime évoque le retrait et le retour vers soi ou vers un cercle de proches ; le retour à une intériorité́ que le philosophe Emanuel Levinas désigne comme « recueillement ». Partir de chez-soi, c’est prendre le risque de la vie sociale Rentrer chez soi, c’est chercher le repos en soi. Voici ce qu’en dit la sociologue française Perla Serfaty-Garzon : En posant les frontières du chez-soi, l’individu s’approprie son monde et trouve dans l’immobilité un moyen de satisfaire le besoin fondamental de protection. Et dans ce repli spatial, il trouve ensuite un repli intime sur lui-même. Perla Serfaty-Garzon, sociologue, psychosociologue, écrivaine et essayiste Mais selon les travaux de cette sociologue, la maison ne va pas toujours de pair avec le chez-soi. La maison suscite un imaginaire du blotissement, du repli sur soi et sur la famille, de la paix et de la liberté dont la force est mythique. Dans la réalité cependant, la vraie maison est un espace social, de partage, d’accords et de conflits, où le sentiment d’être chez-soi est constamment gauchi par les diverses réalités de la coexistence. Perla Serfaty-Garzon, sociologue, psychosociologue, écrivaine et essayiste Chez-soi/chez les autres Autre regard celui de Charlie Renard, professeure de philosophie et autrice de « Rester chez-soi : aliénation ou émancipation ? », pour qui tracer des frontières entre l’intérieur et l’extérieur, c’est apposer sa marque, son cachet personnel, c’est délimiter un lieu et en exclure l’autre. Le « chez-soi », c’est l’espace qui aide à ne pas craindre le regard des autres, à se libérer des conventions, à être vraiment soi-même, par conséquent à se libérer des préjugés, à développer son intériorité, mais aussi sa créativité et sa réflexion. Charlie Renard, professeure de philosophie, « Rester chez-soi : aliénation ou émancipation ? » Le « chez-soi « se définit par opposition aux autres espaces - ce qui n’est pas chez soi. On y voit les limites entre intérieur et extérieur. Le chez-soi participe donc d’un double processus : identification de soi et rejet de l’autre. Charlie Renard, professeure de philosophie, « Rester chez-soi : aliénation ou émancipation ? » Cette conception manichéenne de l’espace (chez-soi/chez les autres) n’a-t-elle pas montré ses limites ? En dépassant l’opposition nature/culture, on pourrait imaginer un espace commun où chacun se sentirait chez-soi. Il est en tout cas urgent de repenser la place de l’homme dans le monde, son rapport à l’espace et aux autres vivants. Charlie Renard, professeure de philosophie, « Rester chez-soi : aliénation ou émancipation ? », article paru dans "La Pause philo" le 07/05/2020 La philosophe Charlie Renard conclut par un sujet brûlant d’actualité, à savoir la cohabitation de l’humanité avec le reste des vivants. Selon ses propos, l’être humain, qui est conscient de sa capacité de destruction, s’interdit certains espaces en les sacralisant. C’est pourquoi il fabrique des sanctuaires, tels les parcs nationaux, les réserves, les zoos et tous les espaces naturels qui fonctionnent par l’exclusion de l’humain. D’où la question qu’elle pose : « Est-ce la seule manière de concevoir la cohabitation de l’humanité avec le reste du vivant ? » Ce texte a été l'objet de la réunion Trobienphilo du 12 septembre 2022

  • Habiter le vivant : un défi ?

    Rappel de quelques chiffres - Près de 8,7 millions d'espèces vivantes vivent sur Terre : 6,5 millions sur la terre ferme et 2,2 millions en milieu aquatique - Seules 14,1 % du total des espèces vivantes ont été jusqu'à présent découvertes, décrites et cataloguées (publication revue scientifique américaine PLoS Biology 2011) - Les espèces sauvages ne représentent que 4 % de la masse totale du Vivant, la population humaine 36 % et les animaux d’élevage 60 % - A ce jour, 750 espèces animales ont disparu, 2 700 sont en voie d’extinction, 12 500 sont menacées et la seule espèce humaine compte 8 milliards d’individus Thèse de l'exception humaine - Cette thèse affirme qu'il existe une différence de nature entre l'humain et tous les autres êtres vivants, démontrant que le monde des êtres vivants est constitué de deux classes radicalement distinctes : les formes de vie animales d'un côté, les êtres humains de l'autre. - Cette thèse reconduit cette rupture à l'intérieur même de l'être humain : elle n'oppose pas seulement deux domaines du vivant, celui de l'humain et celui de l'animal, elle se réfléchit à l'intérieur de la conception de l'humain lui-même à travers de multiples couples oppositionnels : corps/âme, rationalité/ affectivité, nécessité/liberté, nature/culture, instinct/moralité, etc. - Cette thèse affirme que ce qu'il y a de proprement — et exclusivement — humain dans l'être humain, c'est la connaissance. Dans la variante théologique, puisque l’homme est à l'image de Dieu, l'homme seul peut connaître son Créateur. Selon Jean Marie Schaeffet : L'exception humaine est avant tout une puissante image de soi de l'homme. Elle a trouvé son expression la plus profonde et la plus influente dans la doctrine chrétienne qui fait de l'être humain l'élu de Dieu (...) - il est le seul qui ait été fait à Son Image. Il y a donc un lien intime entre la thèse de l'unicité de Dieu et celle de l'exception humaine : le caractère « unique » — au sens d'« exceptionnel » — de l'homme est le reflet du caractère « unique » — au sens de « qui répond seul à sa désignation et forme une unité » - de Dieu. Extraits de l’article de Jean Marie Schaeffer (persee.fr - 2005) directeur de recherche au CNRS Thèse de la supériorité de l’humain sur l’animal Déjà, durant l'Antiquité, des penseurs défendaient l'idée que l'humain est supérieur à l'animal par son intelligence et sa capacité à créer. Aristote, par exemple, estime que l'humain est supérieur aux autres espèces ; car il est un « animal politique » capable de distinguer le bien du mal, le juste de l'injuste, ce qui lui permet de mettre en place une cité et de la gouverner de manière organisée. De nombreux penseurs défendaient l’idée que l'humain est doué d'une pensée qui lui est propre, qu’il est capable de réfléchir et d'utiliser un grand nombre d'outils et de créer. C'est ce qu'illustre le mythe de Prométhée, comme le décrit Platon: Prométhée dérobe le feu sacré aux dieux pour en faire don aux hommes. Quand l’homme fut en possession de son lot divin, d’abord à cause de son affinité avec les dieux, il crut à leur existence, privilège qu’il a seul de tous les animaux, et il se mit à leur dresser des autels et des statues ; ensuite il eut bientôt fait, grâce à la science qu’il avait d’articuler sa voix et de former les noms des choses, d’inventer les maisons, les habits, les chaussures, les lits, et de tirer les aliments du sol. Protagoras (320. 321c) de Platon Dès lors, il est clairement affirmé que l’humain a accès au savoir, ce qui le distingue des animaux. Cependant, de nombreux intellectuels reconnaitront des facultés aux animaux, ce qui pousse à imaginer qu’ils pourraient avoir des droits. Montaigne est l’un des hommes de la Renaissance qui mettra en avant l'intelligence et l'ingéniosité des animaux : Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, sit le sage, court une loi et fortune sans pareille, « Tout est enchaîné dans les liens de la fatalité » (Lucrèce, De la nature). Il y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés ; mais c'est sous le visage d'une même nature : « Chaque chose a son développement propre, et toutes conservent les différences que la nature leur a décrétées. Michel de Montaigne Essais, Livre II, Chapitre 12 (1580) Mais, à l’inverse, au XVII ème siècle, Descartes sera le premier à mettre en avant l'idée selon laquelle les animaux sont des machines, des automates qui n'ont pas d'intelligence ou de sentiments, puisqu'il ne fait que des gestes machinaux : c'est l'animal-machine de Descartes. Selon lui, les animaux ne sont qu'une sorte d'assemblage de pièces : ils ne possèdent pas de conscience et sont incapables de penser. Ils ne font que répondre à leur instinct, ce qui en fait des sortes d'automates accomplissant des gestes mécaniques : ils sont donc soumis au déterminisme. (...) On peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. C’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. René Descartes, Discours de la méthode, Vème partie, 1637 De nombreux intellectuels, penseurs ou philosophes critiqueront par la suite l’animal-machine de Descartes. Ils reconnaitront des facultés aux animaux, comme l’intelligence et l’ingéniosité. Ils mettront également en avant la sensibilité des animaux. Boileau, Voltaire, Montaigne.... et par exemple Buffon : Les animaux, nous dira-t-on, n’ont-ils donc aucune connaissance ? Leur otez-vous la conscience de leur existence, le sentiment ? Puisque vous prétendez expliquer mécaniquement toutes leurs actions, ne les réduisez-vous pas à n’être que de simples machines, que d’insensibles automates ? Si je me suis bien expliqué, on doit avoir déjà vu que, bien loin de tout ôter aux animaux, je leur accorde tout, à l'exception de la pensée et de la réflexion ; ils ont le sentiment, ils l'ont même à un plus haut degré que nous ne l'avons ; ils ont aussi la conscience de leur existence actuelle. Georges-Louis Leclerc de Buffon - Histoire naturelle (1749) A la même époque, le médecin et philosophe matérialiste, La Mettrie, considère qu'il n'y a aucune séparation tranchée entre l'humain et l'animal. Des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente ; les vrais philosophes en conviendront. Qu'était l'homme, avant l'invention des mots et la connaissance des langues ? Un animal de son espèce, qui avec beaucoup moins d'instinct naturel que les autres, dont alors il ne se croyait pas roi, n'était distingué du singe et des autres animaux que comme le singe l'est lui-même, je veux dire par une physionomie qui annonçait plus de discernement. Julien Offray de La Mettrie - L'Homme machine - 1748 Rousseau quant à lui accorde aux animaux certains droits qu'il accorde aux hommes, notamment parce que, dans leur nature, ils ont des similitudes avec les hommes. Tenant en quelque chose à notre nature par la sensibilité dont ils sont doués, on jugera qu'ils doivent aussi participer au droit naturel, et que l'homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c'est moins parce qu'il est un être raisonnable que parce qu'il est un être sensible : qualité qui, étant commune à la bête et à l'homme, doit au moins donner à l'une le droit de n'être point maltraitée inutilement par l'autre. Jean-Jacques Rousseau Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, préface (1749) La sensibilité animale a également bien souvent été mise en avant par les écrivains, penseurs, intellectuels : si les animaux éprouvent des sensations voire des sentiments, alors on doit les considérer comme des êtres sensibles, au même titre que les humains. Les animaux sont doués de sensibilité, à l'image d'Argos, le fidèle chien d'Ulysse, qui est le premier à reconnaître son maître lorsqu'il revient à Ithaque et meurt de joie sur le coup. Plusieurs philosophes, notamment au siècle des Lumières, vont défendre cette idée. La redécouverte de Pline l’Ancien permet alors de porter un regard plus critique sur la supériorité de l’humain – l’animal est un être intelligent qui connaît ses besoins et sait ce qui lui est nécessaire, contrairement à l’humain. Pour Voltaire et Rousseau, les animaux sont des créatures capables d'éprouver des sentiments. Voltaire, dans son article « Bêtes » du Dictionnaire philosophique, prouve que le chien est capable de témoigner sa joie. Rousseau, lui, montre que les animaux connaissent la peur, la tendresse, la joie... Sans parler de la tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu'elles bravent pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu'ont les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant ; un animal ne passe point sans inquiétude auprès d'un animal mort de son espèce ; il y en a même qui leur donnent une sorte de sépulture ; et les tristes mugissements du bétail entrant dans une boucherie annoncent l'impression qu'il reçoit de l'horrible spectacle qui le frappe. Jean-Jacques Rousseau Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes Au cours des siècles, mais particulièrement au moment de la Renaissance avec la remise en question de la supériorité animale sur l'homme, des intellectuels ont réfléchi au statut de l'animal par rapport aux humains. Leur position a permis l'émergence de l'idée de droits des animaux, qui est aujourd'hui une problématique primordiale dans notre façon d’habiter la planète. Ainsi, des hommes comme Léonard de Vinci, végétarien, notait, dans l’un de ses recueils de notes et de dessins, à la fin du XVIe siècle : Le jour viendra où les personnes comme moi regarderont le meurtre des, animaux comme ils regardent aujourd’hui le meurtre des êtres humains. Léonard de Vinci - Codex Atlanticus Au début du XXème siècle, le philosophe français Pierre Magnard nous rappelait que Plutarque (penseur majeur de la Rome antique, bien que d’origine grecque) était en quête d’une koinônia (communauté) capable de fonder l’oïkouménê, c’est-à-dire la maison commune où tous les vivants pourraient coexister. Revenons au sens de l’habiter, proposé par Heidegger : "être-présent-au-monde-et-à-autrui". Quel est « le monde » de Heidegger ? Re-problematiser ce que l’on appelle le monde – Jacques Derrida A la fin du siècle dernier, le philosophe français Jacques Derrida nous propose justement de Re-problématiser ce que l’on appelle le monde. Car il remet en cause tout le courant philosophique moderne héritier de Descartes, qui encourage et perpétue cette dénégation de la place de l’animal dans le monde. Il en juge les conséquences désastreuses pour les animaux. Ce courant intié par Descartes (1596-1650) donc, en premier lieu, puis Kant (1724-1804), Levinas (1906-1995), Lacan (1901-1981) et Heidegger (1889-1976) : pour quelles raisons ? Tel est l’objet de l’un de ses grands travaux, publié dans un ouvrage posthume sous le titre « L’animal que donc je suis ». Il y dénonce la violence inouïe faite aux animaux, que « l’homme refuse de voir, tellement un tableau réaliste en serait insoutenable ». Il y dénonce un assujettissement d’une ampleur aujourd’hui sans précédent de l’animal par l’humain. Il démontre que notre rapport à l’animal est bien de l’ordre du pathologique, indéfendable donc dissimulé. Le questionner, le dévoiler, aurait pour conséquences vertigineuses d’exposer les valeurs et fondements économiques, éthiques, politiques, philosophiques, de la société humaine qui le met en place et le perpétue. Ainsi nous propose, en conclusion, le botaniste Francis Hallé : « Renforcer la solidarité de l’espèce humaine avec l’ensemble du monde vivant apparait comme un but indispensable, et même urgent ». Ce texte a fait l'objet des réflexions et échanges lors de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 9 janvier 2023.

  • Habiter la vie* ?

    Préambule : qu’entendons-nous par « nature » ? 1 La nature-totalité Tout ce qui a été, qui est et qui sera Toutes les forces existant dans le monde intérieur ou extérieur, tout ce qui se produit sous l'action de ces forces. John Stuart Mill (1874) - philosophe, logicien et économiste britannique Tout ce qui arrive sans l’intervention de l’homme, ou sans son intervention volontaire ou intentionnelle. John Stuart Mill (1874) L'homme est la nature prenant conscience d'elle-même. Élisée Reclus, dans son encyclopédie géo-historique en 6 volumes - L'Homme et la Terre (1905) 2 La nature altérité Cette part du monde que nous n’avons pas créée, en opposition à la culture. La nature est forcément traduite en termes propres à une culture ; elle est intégrée au monde que l'homme est capable de concevoir, de percevoir et d'aménager. Dans ce cas, la nature ne se définit pas sans ou contre l'homme mais par l'homme. Augustin Berque – géographe, orientaliste et philosophe (Médiance. De milieux en paysages, 1990) 3 La pluralité des significations, d’après Johan Stuart Mills Il met en évidence la pluralité des significations du terme de nature, qu’il juge être l’un de ceux les plus équivoques et devant faire l’objet d’un travail de définition précis. Il distingue ainsi plusieurs sens : · D’abord, la nature est l’ensemble des propriétés d’un objet. C’est ce sens qui est employé lorsque nous parlons, par exemple, de la nature d’un livre : c’est ici un synonyme d’essence. · Ensuite, la nature au sens général et physique renvoie à la somme de tous les phénomènes du monde, ainsi qu’aux conditions de leur apparition et de leur enchaînement : ce que l’on appelle les lois de la nature. · Enfin, la nature renvoie à ce qui s’oppose à l'artificiel, à l’art, c’est-à-dire à ce qui arrive par l’activité des hommes. Du verbe latin nascor, la nature signifie ce qui se produit par soi-même, sans l’intervention technique de l’homme. Autre point de vue... Ce n’est pas la définition de la nature qui compte, c’est l’intelligence des rapports que l’on peut apprendre à renouer avec tel ou tel milieu et avec les êtres qui l’habitent. Isabelle Stengers, philosophe belge ; « résister au désastre » - 2019 Rapport entre Nature et Vie. La question « Habiter la vie ? " 1 D’abord la signification d’une expression : « La zone critique » C’est là où il y a la vie sur la Terre. C’est l'environnement terrestre qui s'étend de l’atmosphère jusqu'aux roches non altérées. Le Conseil National de Recherche au Canada définit ainsi la zone critique: C’est la proche-surface de la Terre dans laquelle les interactions complexes entre la roche, le sol, l'eau, l'air et les organismes vivants régulent l'habitat naturel et déterminent la disponibilité des ressources vitales. En bref : la zone critique abrite presque toute la vie continentale, dont l'humanité. Conseil National de Recherche au Canada Et voici ce qu’en dit le sociologue, anthropologue et philosophe Bruno Latour La Zone Critique, cette minuscule partie de la planète Terre que l’histoire de la Vie, avec un grand V, a modifié depuis quatre milliards d’années et à l’intérieur de laquelle nous sommes bel et bien enveloppés et pour ainsi dire roulés. Bruno Latour 2 Puis une hypothèse, nommée « l’hypothèse Gaïa » Dans la mythologie grecque, Gaia était l'une des plus anciennes déesses : la personnification de la Terre elle-même. En 1970, le scientifique britannique James Lovelock a une idée révolutionnaire : il propose de penser la Terre comme un être vivant, comme un vaste superorganisme. Il travaille ensuite avec l'éminente biologiste américaine Lynn Margulis, et nomment cette théorie : l'hypothèse Gaïa. Puis les deux scientifiques écrivent ensemble leur premier article, développant la théorie selon laquelle le système planétaire de la Terre a évolué en se comportant comme un système de contrôle actif qui permet à la planète de s’autoréguler. Ils expliquent par exemple que certains paramètres sur Terre sont restés stables pendant des centaines de millions d'années, notamment : - niveaux d'oxygène dans l'atmosphère - la salinité des océans - la température de surface de la Terre Leur conclusion est que, pour maintenir cet équilibre, tous les constituants organiques et inorganiques de la Terre sont liés, interconnectés. Cette interconnexion est suffisante, selon eux, pour considérer la Terre elle-même comme un organisme autorégulateur. « Si la vie a pu prospérer sur la Terre, c'est parce qu'elle constitue une énorme entité composée d'interactions entre différents écosystèmes, comprenant la biosphère terrestre, l'atmosphère et les océans. Chacune de ses composantes – physiques, chimiques, biologiques – interagit de façon à maintenir un environnement optimal pour la vie ! » James Lovelock (1974), penseur et scientifique britannique, auteur de la théorie du collapse écologique et climatique Les formes de vie, quel qu’elles soient, ne se contentent pas de s'adapter aux conditions qui prévalent sur Terre - elles conduisent et déterminent en fait ces conditions. Ces mécanismes de régulation sont similaires à ceux à l'œuvre dans le corps humain, que l’on nomme « homéostasie » : état d'équilibre intérieur de tout organisme vivant, face à des modifications du milieu extérieur (la chaleur provoque la sudation, la faim nous pousse à manger, la peur produit d’adrénaline, etc.). Le concept Gaia est certes souvent critiqué par de nombreux scientifiques, ce qui ne l’empêche pas d’être très utile en tant que métaphore pour sensibiliser à l'interdépendance de toutes les formes de vie. Mais pourtant... où en est l’humanité aujourd’hui ? Comme nous le savons, aujourd’hui, les humains perturbent de plus en plus les mécanismes de régulation de la Terre. Et, même si la Terre dans son ensemble est autosuffisante, cela ne signifie pas nécessairement que chaque espèce survivra. Certains scientifiques mettent déjà en garde contre l'extinction imminente de l'humanité, concluant que nous devrons changer nos manières de vivre, pour épargner la planète - parce que la planète, elle, ne nous sauvera pas. En l'espace de deux générations, depuis les années 1950, nous voilà confrontés à l'anthropocène : l'obligation de prendre en charge la biosphère et l'atmosphère. Nous sommes contraints de repenser l'histoire humaine à échelle géologique, à la fois vers le passé et vers le futur, puisque nos émissions de carbone nous engagent pour les prochains dix mille, voire cent mille ans. C'est un éclatement des horizons qui donne le vertige : littéralement, la Terre se dérobe sous nos pieds. Patrick Degeorge, philosophe français chargé de mission au ministère de l'Ecologie Autre question : pourquoi l’humanité a-t-elle tant de mal à réagir et à « faire attention » ? Patrick Degeorge explique que c’est une tâche immense que de sentir des changements « globaux » quand on n'est pas soi-même un être « global ». C'est toute la difficulté du changement climatique ; nous ne pouvons en faire l'expérience en tant que tel, car c'est une construction, un grand récit scientifique qui reste déconnecté de la vie quotidienne, en particulier dans les mégapoles globalisées où conditions et modes de vie nous insensibilisent. Patrick Degeorge, philosophe français chargé de mission au ministère de l'Ecologie La conclusion de Catherine Larrère, philospohe française et professeure de philosophie émérite (Paris 1-Panthéon La Sorbone) : Gaia s'en sortira toujours, qu'on soit là ou non, c'est le processus bactérien qui continue. Elle n'a pas besoin de nous, humains comme non-humains. Nous ne pouvons mettre fin à la nature, mais nous pouvons nous menacer nous-mêmes. Catherine Larrère * Ce texte a fait l'objet des réflexions et échanges lors de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 12 décembre 2022.

  • Habiter le temps, l’espace, le soi...

    La place est-elle ce qui fait tenir ensemble les lieux d’une vie ? Remettre quelqu'un à sa place... Rester à sa place... Se mettre à la place de … Ne pas se sentir à sa place.... Chaque chose à sa place... Laisser place à … Savoir rester à sa place..... Ne pas tenir en place... Faire du sur place... Laisser sa place à quelqu’un... Se faire une place au soleil... Ne pas se sentir à sa place ? Ça commence parfois par une inquiétude ou un malaise. On se sent en décalage, on craint d’agir de manière déplacée. On a le sentiment de ne pas “être à sa place”. Claire Marin – Être à sa place, Ed. De l’Observatoire (2022) Quand il n'est plus possible de payer son loyer, ses quittances de gaz, d'électricité, d'eau, quand le lieu même de son logement est barré par la dette financière, alors c'est bien la place faite à une vie qui disparaît et se referme comme la béance engendrée par un tremblement de terre. Être à la rue, c'est être nulle part au sens où sa part a été effacée parmi toutes les places occupées. Guillaume Le Blanc – La solidarité des éprouvés, Ed. Payot (2022) Être à sa place ? Être à sa place, c’est plus qu’une position sociale : c’est explorer notre singularité, notre insertion, notre authenticité. C’est rechercher « ce moment où l’on se dit : je suis bien » : « moment » qui peut tenir à un lieu, une activité, une personne, mais qui a tout à voir avec une manière d’être, un « sentiment de soi ». Claire Marin – Être à sa place, Ed. De l’Observatoire (2022) La place d'une vie ne se réduit pas au seul espace privé. Une vie tient dans le temps par la capacité d'accéder à tous les lieux auxquels elle a légitimement droit pour exister comme le lieu de travail. Le licenciement et la précarisation de son contrat de travail défont tous les lieux d'une vie et la précarisent. Non qu'une vie sans travail soit une vie forcément inintelligible mais elle est alors expulsée, matériellement, du travail qui la rend viable, symboliquement, du grand récit hégémonique de l'homme économique. Guillaume Le Blanc – La solidarité des éprouvés, Ed. Payot (2022) Les places qu'occupe la vie sont tous les lieux qui font une vie et dont l'effacement la fragilise. Ils sont liés entre eux. Le lieu de travail permet le plus souvent d'avoir un logement mais aussi de fréquenter d'autres endroits, publics comme la piscine, la bibliothèque, l'école, les musées, le commissariat, ou privés comme les magasins. Ils forment ensemble un archipel spatial dans lequel navigue une vie. Guillaume Le Blanc – La solidarité des éprouvés, Ed. Payot (2022) Trouver sa place ? On ne trouve pas sa place sans s’insérer dans un espace social, on ne se sent pas à sa place dans une place assignée, on change de place au fil de l’existence. Il est finalement autant question de déplacement que de place. Claire Marin – Être à sa place, Ed. De l’Observatoire (2022) Au lieu de vivre de façon précaire ils se rassemblent contre la précarité et demandent à compter en réclamant de pouvoir apparaître comme des sujets qui comptent. Refuser de disparaitre, occuper une place, c’est déjà résister, c’est refuser que la limite entre sujets qui comptent et sujets qui ne comptent pas soit une limite économique tracée par la quantité de titres de propriété, de biens et la qualité du travail. Guillaume Le Blanc – La solidarité des éprouvés, Ed. Payot (2022) Faut-il balayer le rêve d’une place à soi, conçue comme une possession, un espace exclusif, une place fixe ? Le danger est bien d’enclore son terrain, comme le disait déjà Rousseau. La question de la place, qui est aussi celle de l’identité, est disjointe de la propriété, de l’avoir. Notre espace est au-dedans. Nous le transportons intérieurement. Mais espace vivant et plastique, il risque de se rétrécir s’il ne se nourrit pas du rêve d’autres lieux. Claire Marin – Être à sa place, Ed. De l’Observatoire (2022) Pour Adrien Choeur La connaissance de soi permet de retrouver sa juste place dans le monde. Renonçant à l’impression d’être au centre de tout, l’individu éveillé abandonne ses certitudes et s’ouvre au Tout. JePense.org (mars 2022) Selon Georges Perec Vivre, c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner. Espèces d’espaces, Avant-propos, 1974) Ces extraits de texte ont fait l'objet des réflexions et échanges lors de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 14 novembre 2022.

  • Jardinier et/ou berger ?

    Du point de vue de l’étymologie, le mot « culture » est issu du mot latin Cultura, lui-même issu du mot latin Colere : habiter, cultiver, ou honorer. Ce qui suggère que la culture se réfère, en général, à l’activité humaine, à l’action de cultiver, dans le domaine de l’agriculture en particulier. Cicéron fut le premier, dans la Rome Antique, à appliquer le mot Cultura à l'être humain. Dans son œuvre philosophique « Tusculanes », vers 45 av J.C., il écrit qu’un champ, aussi fertile soit-il, ne peut être productif sans culture, et que c'est la même chose pour l'humain sans enseignement. Un champ, bien que fertile, sans la culture, ne peut donner de bons fruits, de même l’âme sans enseignement ; ainsi chacune des deux choses sans l’autre est impuissante. Cicéron - Tusculanes, II, 13 - Août 45 av J.C La culture, ainsi définie, désigne à la fois le soin que l'on donne à la terre, et l'attention que l'on donne à l'esprit ; à la fois l'action de cultiver la terre et l'ensemble des connaissances acquises par un individu. D’où la signification du verbe cultiver : faire grandir, donner vie, et prendre soin. Le cultivateur sait que la Terre est un processus vivant qui nécessite qu’on en prenne soin et qu’on le préserve pour que la terre continue à vivre. Ce cultivateur et donc à la fois paysan et jardinier : - paysan au sens où il produit la nourriture et le pain sans lesquels le genre humain ne pourrait pas subsister - jardinier au sens où il prend soin de la nature. Rappelons que ce lien, entre le travail de la terre et sa préservation, qui est au cœur de la pensée écologique, était déjà cité dans la Bible, au livre de la Genèse : Adam, qui était le premier homme à avoir été créé par Dieu, lors du sixième jour de la Création, fut placé par Dieu dans le jardin d’Eden pour qu’il cultive le sol et garde le jardin: 8. L'Eternel Dieu planta un jardin en Eden, du côté de l'est, et il y mit l'homme qu'il avait façonné. 9. L'Eternel Dieu fit pousser du sol des arbres de toute sorte, agréables à voir et porteurs de fruits bons à manger. Il fit pousser l'arbre de la vie au milieu du jardin, ainsi que l'arbre de la connaissance du bien et du mal. 15. L'Eternel Dieu prit l'homme et le plaça dans le jardin d'Eden pour qu'il le cultive et le garde. Le jardin d'Eden (Genèse 2.4-25) Par ailleurs, à la fin du 18ème siècle, Thomas Jefferson, homme d’État américain, introduisit une nouvelle conception du paysan, en affirmant : Le paysan est vertueux non parce qu’il est proche de la nature, mais parce qu’il est indépendant. C’est-à-dire qu’il est aux commandes de sa propre activité, responsable de ses initiatives comme de leurs conséquences, non soumis à un maître ni même à sa tâche, mais en dialogue avec son coin de terre et sa ferme. Thomas Jefferson, homme d’État américain, principal rédacteur de la Déclaration d’indépendance des États-Unis en 1776, troisième président des États-Unis de 1801 à 1809. En 2016, Joëlle Zask, professeure de philosophie à l’université d’Aix Marseille, et auteure de plusieurs ouvrages, explique ceci : En cultivant son coin de terre, le paysan se cultive lui-même, car il réalise et développe son humanité : il réalise que la culture est à la fois indépendante de lui et reliée à lui. (...) Regarder le cultivateur du côté de son rapport à la Terre, à sa manière d’habiter la Terre, c’est rechercher dans le fait même de cultiver la terre ce qui est aussi culture de soi et culture de la communauté, « civilisation ». Joëlle Zask, Professeur de philosophie à l'université d'Aix-Marseille, en délégation au CNRS à l'Institut Marcel Mauss, EHESS, Paris, autrice de La Démocratie aux champs, Paris, La Découverte, 2016. C’est pourquoi elle affirme, dans la suite de ses travaux : Le cultivateur, dans son face-à-face avec la terre cultivée et les solidarités qui s’en dégagent, habite la Terre sur un mode pleinement démocratique. Joëlle Zask, Bien sûr, il s’agit du travail du cultivateur, donc de la culture de la terre, c’est-à-dire de l’agriculture paysanne qui préserve la terre, la renouvelle, l’amende, la fait vivre. Ce qui exclut l’agriculture industrielle qui la fait mourir en la forçant et en lui arrachant ses fruits. Car, dans sa nature basique, première, le paysan produit non en vue de la richesse, mais en vue d’assurer les conditions d’existence sans lesquels l’humanité périrait. Le paysan est cultivateur et aussi bien souvent éleveur. Or l’éleveur, en tant que pasteur ou berger (en période de transhumance, ou chez les pasteurs nomades), assume un rôle important de protection. Et son rôle de guide a souvent utilisé dans la mythologie, car le berger évoque le guide qui mène ses brebis vers de verts pâturages et les défend des prédateurs et autres dangers. Le soin et le respect des territoires, qu’il choisit d’arpenter avec ses troupeaux, est primordial, pour en assurer la pérennité (l’herbe, l’eau, la végétation, etc.). Selon les propos cités auparavant, de Joëlle Zask à propos du cultivateur, le pasteur, dans son rapport à la Terre, sa façon de l’utiliser, sa manière d’habiter la Terre, doit aussi savoir faire preuve de véritables aptitudes relationnelles pour dialoguer avec les différents usagers, afin de gérer le partage de l’espace pastoral, le partage du territoire. * Texte proposé en introduction de la réunion Trobienphilo, sur Zoom, le 10 octobre 2022

  • Dans quel monde habitons-nous ? [1]

    L’idée de monde serait-elle l’idée d’une totalité organisée ? Le monde, ce serait donc TOUT le monde, soit l’ensemble des réalités existantes, naturelles (les océans, les forêts, les galaxies...) aussi bien qu’artificielles (les villages, les objets techniques, les champs cultivés...), ce qui inclurait les animaux et les humains. Mais TOUT n’est pas à notre portée et on ne peut pas TOUT expérimenter (je ne vois pas TOUTES les étoiles, TOUTES les galaxies, la lune entière, le cube entier, etc.). Je ne vois donc qu’une partie du TOUT, et pourtant je me représente le TOUT (tout ce qui est). Le monde, pour chacun d’entre nous, ne serait donc qu’une représentation du monde. Le monde des Grecs anciens appelé cosmos. 1. Le cosmos est le TOUT (y compris les Dieux chez les Grecs) 2. Le cosmos est limité et parfait, achevé 3. Le cosmos est ordre : non seulement « tout y est », mais tout s’y trouve à sa place : les étoiles dans le ciel, les animaux dans leur écosystème, les dieux chez eux L’humain admire le cosmos, mais il ne se contente pas de « sa » place, préférant sortir de « sa » condition = ubris (désordre et démesure) : tout ce qui, dans sa conduite, est considéré par les dieux comme démesure, orgueil, et devant appeler leur vengeance. Si le monde est un cosmos : l’humain n’en est qu’une partie qui a une place propre. Sortir de cette place, c’est menacer l’ordre du monde. La sagesse est alors de connaître sa place pour s’y tenir le mieux possible - « connais-toi toi-même » est inscrit au fronton du temple de Delphes. Le monde en Occident chrétien. L’idée d’un dieu créateur du monde implique que ce dieu ne saurait à la fois créer le monde et en faire partie. Alors Dieu est à l’extérieur du monde, et le monde est « ce qui est créé » L’humain est créé au même titre que les astres et les animaux, mais il jouit d’une dignité supérieure : c’est pour lui que tout cela a été fait ! Et l’humain admire Dieu. Si le monde est « création », l’humain est une créature privilégiée pour laquelle tout a été disposé. Connais-toi toi-même signifie alors prends conscience de ta dignité pour vivre à hauteur d’humanité - « Dieu a créé l’homme à son image » (Premier livre de la Genèse) Le monde chez les modernes. A partir du 16ème siècle, l’humain n’est plus simplement une intelligence qui admire, mais une intelligence qui calcule, qui crée les lois (lois d’attraction, loi de la chute des corps...). Grâce à ses inventions techniques (télescope, sextant, etc.) le monde lui apparaît sans limite déterminée, mais l’humain l’organise et l’unifie selon des lois mathématiques - exemple Newton, au 18ème siècle, pourra établir la loi de l’attraction universelle. Le monde n’est plus cosmos, ni création, il est devenu univers (ensemble de réalités unifiées mathématiquement). Si le monde est univers, l’humain saisit les lois de la nature et de les universalise, il est celui dont « le TOUT » a besoin pour être reconnu comme tel. Connais-toi toi-même devient « découvre en toi la puissance d’une raison capable d’assigner à la nature des lois constantes et universelles ». Les animaux ont-ils un monde ? Le monde de la tique selon Von Uexküll (biologiste, philosophe allemand, l'un des pionniers de l'éthologie fin du 19ème siècle), La vie d’une tique n’a pas rien à voir avec celle d’un être humain : ce peut avoir une signification pour la tique n’est pas la même chose que ce qui peut avoir une signification pour l’humain (signification= pour un vivant donné, a une signification ce qui provoque en lui un comportement déterminé). Pour un être humain, le Soleil appelle par exemple les vacances, ou la terrasse d’un bistro... Pour la tique, le soleil ne fait pas partie de son monde. On sait par contre que la tique perçoit l’odeur caractéristique du mammifère et de ses follicules sébacées (acide butyrique) et se laisse tomber sur sa proie ; si elle ne l’a pas ratée elle se retrouve au contact des poils de l’animal puis elle se lance dans une exploration tactile ; lorsqu’elle sent une région plus chaude, dépourvue de poils, elle cesse d’explorer et se met à perforer. Le monde de la tique est donc très élémentaire, car il se réduit à trois significations. Pour le dire de façon peut-être un peu caricaturale, dans le monde de la tique, il n’y a que des odeurs d’acide butyrique, des poils et de la chaleur. Le reste ne signifie rien, ne représente rien pour elle, ce qui revient à dire que le reste ne fait pas partie de son monde. L’animal est pauvre en monde, selon Martin Heidegger, philosophe allemand qui a lu les travaux de Jacob Von Uexküll. Heidegger reprend à Uexküll le terme de « monde environnant » pour designer les mondes animaux qui ont pour caractéristique commune d’avoir un périmètre très limité (comme la tique ou l’abeille dont le monde est sa ruche, les rayons de miel, les fleurs butinées, les autres abeilles de sa colonie, etc. : elle connait de la fleur ce qu’elle en butine, mais ses étamines et sa racine ne signifient rien pour elle. Elles ne font pas partie de son monde d’abeille. 1) soit il ne manque rien aux animaux non-humains qui, parfaits en leur genre, son très bien adaptés à leur monde. Alors l’idée d’une richesse plus grande du monde humain par rapport aux mondes animaux serait une fiction humaine, une représentation prétentieuse qui procèderait d’une illusion anthropocentrique (centrée sur l’homme et sur l’image qu’il se fait de lui-même). 2) soit l’on voit l’évidente supériorité des animaux dans bien des domaines. C’est ainsi que nous pourrions envier l’œil du faucon ou l’odorat du chien. Heidegger, lui, concède une perfection propre à chaque espèce animale là-même ou nous sommes parfois tentés de parler d’espèces inférieures (amibes et infusoires) et d’espèces supérieures (éléphants, singes, dauphins, rats...). Par exemple le brin d’herbe sur lequel grimpe un insecte n’est pas pour lui un brin d’herbe mais une « voie d’insecte ». Pour Heidegger, « être pauvre » c’est « être privé » ou « se sentir privé ». L’humain est donc le plus pauvre des animaux puisqu’il est probablement le seul à se sentir privé (pas assez intelligents, ne peux pas voler ou connaître tout ce que nous voudrions connaître, etc.). C’est pourquoi il veut toujours plus, il cherche toujours à augmenter son monde, c’est-à-dire à s’augmenter lui-même. Et c’est parce que l’animal est privé de ce sentiment d’être privé qu’il n’éprouve nul besoin de s’accroitre, de déployer son monde. La pluralité des mondes L’idée d’un monde humain est en effet moins intelligible que l’idée du monde des incas, du monde paysan, du monde ouvrier, du monde musulman... car il s’agit de systèmes de représentations du réel qui déterminent des manières de vivre, de se comporter, de croire, de penser, d’agir.... Bref, ce sont des mondes en lesquels les êtres humains se reconnaissent différents les uns des autres : « nous ne sommes pas du même monde ». Il y a donc une pluralité de mondes. - La plupart des animaux sont adaptés à un ensemble de réalités signifiantes (pour eux) qui déterminent des comportements spécifiques, c’est-à-dire liés à leur espèce. - Pour un humain, exister ce n’est pas « être adapté », mais plutôt adapter, transformer, configurer les choses afin de se les approprier (au sens littéral, les rendre propres à soi-même). Par exemple : s’approprier un bras de rivière, le transformer, l’aménager pour aller y pêcher ou puiser de l’eau. Car nous, humains, avons cette capacité à donner figure aux choses non pas telles qu’elles sont, mais telles qu’elles doivent être pour satisfaire nos projets, nos désirs et nos ambitions. Ce sont des hommes ensemble qui s’organisent pour configurer le réel et se l’approprier. Cette figuration est donc, au sens littéral, une configuration (du latin cum qui signifie « avec »). L’ethnocentrisme. Pour me découvrir différent de mes semblables, soit un être singulier, j’ai besoin du regard et de la parole d’un autre. Idem pour l’identité du groupe, du clan, de la classe, de l’ethnie, de la nation etc. : ce qui fait que nous sommes « nous », c’est d’abord que nous ne sommes pas « comme eux » Un monde humain singulier (un groupe, une tribu, une nation...) est toujours une réalité fragile et menacée. Car il ne s’agit pas d’un ensemble de réalités objectives (des choses, des comportements, des valeurs, des croyances, des techniques...), mais d’un mode de configuration du réel qui exige de se distinguer des autres. Et, pour se distinguer, il faut hiérarchiser : il ne se suffit pas de se savoir diffèrent, car il faut que cette différence puisse être considérée comme une supériorité. Ainsi, ma tribu, ma société, ma classe sociale..., c’est toujours pour moi LE monde, le vrai, celui des bonnes valeurs, des bons comportements, des bonnes mœurs et des bonnes croyances. Toute culture se croit en cela normative et valable, car son système de représentations est communément partagé par ses membres. On appelle cela « ethnocentrisme ». Une universelle diversité. Tous les humains se reconnaissent (mutuellement et eux-mêmes) comme membres d’un groupe distinct. Il existe bien un monde humain constitué de champs de forces où se définissent des oppositions structurantes, toujours rejouées, toujours provisoires, toujours fabriquées, et bizarrement toujours susceptibles de passer pour naturelles tant il est vrai que l’habitude est une seconde nature. Si les mondes humains étaient autant de figures du monde humain, il faudrait apprendre à découvrir en soi la figure d’une humanité qui, en chacun de ses lieux, n’est jamais « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre » Habiter le monde « Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends ». Blaise Pascal Si l’humain pouvait s’extraire des limites extérieures du monde pour le saisir du dehors, le monde ne serait pas un TOUT. Donc, pour comprendre le monde, et pour se comprendre, l’humain ne peut le faire que de l’intérieur de lui-même, par la pensée. C’est en quelque sorte ce que voulait dire Blaise Pascal. Habiter le monde, ce n’est donc pas simplement y être inclus pour s’y trouver localisable sur une petite planète parmi d’autres. Habiter le monde, c’est avoir un monde (habiter vient d’ailleurs du verbe latin habere = avoir), et porter en soi le(s) sens du monde pour s’y déployer de façon personnelle et culturelle. Tout au-delà du monde est un au-delà intérieur en lequel le monde se recueille avant de se redéployer sous des formes culturelles (l’art, la fête, les mythes, les rites, les croyances...). L’au-delà du monde (intériorité) implique quatre formes constituent en elles-mêmes des façons proprement humaines d’habiter le monde : penser, créer, croire et raconter : - l’acte de penser car, contrairement à connaitre (acte intellectuel de saisir ce que sont les choses du monde), penser les choses du monde, c’est chercher à les fonder au-delà d’elles-mêmes. - l’acte de créer (contrairement à l’acte de produire - toute production ajoute au monde une chose du monde utile au monde des humains) car toute création fait surgir dans le monde quelque chose qui n’est pas simplement du monde, quelque chose qui contribue à l’éclairer et à le révéler. - l’acte de croire (à ne pas confondre ni avec l’ignorance, ni avec la crédulité) car croire est une façon de se tenir devant ce que le monde ne nous donne ni à connaitre, ni à percevoir. C’est accueillir en soi un sens qui n’est jamais donné parce qu’il est toujours à faire dans un engagement de soi. - l’acte de raconter, de mettre en récit l’énigme d’un monde qui est TOUT, mais qui ne donne pas TOUT ce qu’il est. Raconter le monde, dire son sens, investir son origine, c’est, en accueillant les choses du monde dans la trame ouverte d’un récit, offrir au monde un lieu où se dire. Ces quatre « façons » ont une racine commune car elles supposent toutes un pouvoir de parler, c’est-à-dire de recueillir en soi l’être du monde pour l’exprimer hors de soi : il n’y a pas de cosmos (de monde) sans logos (parole qui recueille). La parole ne vient pas donner un sens au monde mais, pour qu’il y ait un monde, il faut des humains qui parlent, ou bien des dieux qui disent, ou un dieu qui crée par sa parole. Ce monde qui n’est signifiant que parce qu’il est parlant, a toujours quelque chose à nous dire, donc à nous donner à penser, à créer, à croire et à raconter ; il suscite en retour notre humaine parole pour être parlé. Conclusion de Yann Matin, le philosophe et auteur de la « Série en plusieurs saisons sur les représentations du monde » dont sont extraits les textes de cet article : « le monde serait un texte à déchiffrer, un livre à lire et à habiter. Car lire (lire se dit en latin légère qui veut dire aussi recueillir), c’est pour l’humain la seule façon d’habiter humainement le monde. » [1] Texte extrait de la « Série en plusieurs saisons sur les représentations du monde » par Yann Matin - IAIPR de philosophie des académies de Besançon, Nancy-Metz, et Strasbourg, avril 2020 Ce texte a été l'objet de la réunion Trobienphilo du 8 août 2022

  • Levinas : une éthique asymétrique de l’autre horizontal

    Extrait de la thèse présentée par Young Geol KIM, soutenue le 18 juin 2019 (…) Les guerres passées continuent à influer sur notre vie quotidienne d’aujourd’hui. La façon de vivre notre vie quotidienne est la façon même de mener nos guerres personnelles pour survivre. Si le but de la guerre est la paix, le but de la vie serait le bonheur. Mais si chacun ne poursuit que le bonheur de soi-même en le considérant comme le bien suprême, mon bonheur se heurte inévitablement au bonheur d’autrui. Parce que, bien qu’il y ait le bonheur autour de nous, chacun veut acquérir le bonheur qui est au sommet de la pyramide sociale. À présent, l’humanité connait une prospérité sans précèdent grâce à la révolution agricole, à la révolution scientifique, et à la révolution industrielle. Mais il y a la caractéristique consolidée de l’être egocentrique avec l’attachement au « moi » et à « mon propre lieu » derrière l’abondance, la sécurité, et la commodité. On dit que nous gagnons « notre » vie, veillons sur « les nôtres », luttons contre la maladie pour garder ou élargir « notre » bonheur. Ce bonheur pour le futur plutôt qu’au présent peut pourtant être justement ce qui nous détache de l’autre. Le je fait semblant délibérément d’ignorer le fait que le je a intercepté la place de l’autre sous le soleil à cause de l’avidité qui ne croit qu’à mon bonheur. L’autre se prélassait déjà au soleil. Le je doit s’ôter de son soleil. Levinas dit que « l’être a toujours à être, l’être est conatus essendi – dans la vie être veut dire tout de suite guerre »1. Alors, la guerre, n’est-elle pas ce qui est la manifestation de notre vie ? La guerre ne commence-t-elle pas déjà dans le moi qui exalte son propre être – en persévérant dans son être, en se préoccupant de soi-même ? Les individus pensent chacun à leur propre sort, à leur propre bonheur et ces individus sont ensemble. « Chacun d’entre nous qui persévère dans la complaisance de soi, l’allergie des autres, a une façon d’être ensemble avec les autres qui s’accommode de l’égoïsme de chacun »2. Le moi risque plutôt son être pour le bonheur. Le moi qui se soucie d’occuper l’aire de mon être est égoïsme. Et, il est confusément avec l’autre égoïsme qui apparait de la même manière. Dans cette situation, la guerre est inévitable. « La vérité du réel, de tout être, de l’être en général, c’est la guerre. Telle est la donnée la plus originaire, la plus évidente. Nous commençons tout dans et par la guerre »3. Levinas cite souvent l’admirable formule de Pascal : « Ma place au soleil, c’est l’image et le commencement de l’usurpation de toute la terre ! » Puis-je revendiquer triomphalement une place au soleil ? « Ma place au soleil » est-ce légitime ? Il faut que je tienne compte du fait de pouvoir priver tous les autres de leur place. Pour ma terre, mon lieu, mon « Dasein », ma revendication qui comporte « une indécence et une violence » déclarerait la guerre avec des êtres sans penser au pour- l’autre. « Comme si le moi empêchait, du fait de sa position même, la pleine existence d’autrui, comme si en s’appropriant quelque chose, il risquait de l’avoir ôté à quelqu’un »4. 1 - Emmanuel Levinas, « L’intention, l’évènement et l’Autre : Entretien avec C. von Wolzogen », in Philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, 2007/1 – n°93, p. 17. 2 - Félix Perez, Apprendre à philosopher avec Levinas, Paris, Ellipses, 2016, p. 193. 3 - François-David Sebbah, Levinas : Ambiguïtés de l’altérité, Paris, Les Belles Lettres, 2003, 2e tirage, p. 36. 4 - Emmanuel Levinas, « Le philosophe et la mort », in Altérité et transcendance, Le Livre de Poche, coll. «biblio», 2010, p. 167. (Dorénavant abrégé AT) Ce texte a été l'objet de nos réflexions philosophiques lors de la réunion Trobienphilo du 11 juillet 2022

  • Épistémiologie de l’habiter

    Bibliographie ▶︎ BACHELARD, Gaston (2012). ‑ La Poétique de l'espace (1957). Quadrige, Paris, PUF, 214 p. ▶︎ BERQUE, Augustin (2000). – Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, coll. Mappemonde, Belin, 272 p. ▶︎ BERQUE, Augustin (1999). – Être humain sur la terre. Paris, Coll. Le débat, Gallimard, 212 p. ▶︎ CERTEAU, Michel de (1990). ‑ L’invention du quotidien. 1. Arts de faire (1980). Folio Essais, Paris, Gallimard, LIII-352 p. ▶︎ CORBIN, Alain (1990). ‑ Le Territoire du vide. L’Occident et le désir de rivages (1750-1840) (1988). Champs, Paris, Flammarion, 407 p. ▶︎ FOUCAULT, Michel (2009). ‑ Le corps utopique suivi de héterotopie, Paris édition Ligne, 61 p. ▶︎ HEIDEGGER, Martin (1958). - “Bâtir habiter penser”, in Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1980, 349 p. ▶︎ KANT, Immanuel (1991), Que signifie s’orienter dans la pensée ? et autres textes. Paris, GF Flammarion, 206 p. ▶︎ LE BRAS, Hervé (1997). - Les limites de la planète. Paris, Coll. Champs, Flammarion, 348 p. ▶︎ LE CORBUSIER (1971). – La Charte d’Athènes. Paris, coll. points « civilisation », Le Seuil, 190 p. ▶︎ MAUSS, Marcel (2003). – Sociologie et anthropologie. Paris, Quadridge, P.U.F., 1950, 474 p. ▶︎ MERLEAU-PONTY, Maurice (1985) – L’œil et l’Esprit. Paris, coll. Essais, Folio, 1964, 94 p. ▶︎ RADKOWSKI, Georges-Hubert de (2002) ‑ Anthropologie de l’habiter. Vers le nomadisme. PUF, 166 p. ▶︎ VIRILIO, Paul (1984). L’espace critique. Coll. choix et essais, Paris, Ch. Bourgois, 190 p. ▶︎ UEXKÜLL, Jakob von (2010). - Milieu animal et milieu humain, Rivages, 173 p. ▶︎ WEIL, Simone (1990). – L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Paris, Folio-essais, Gallimard, 1949, 382 p. Littérature ▶︎ KEROUAC Jack (1972), Sur la route (On the road, 1957), Coll. Folio, Ed. Gallimard, 436 p. ▶︎ SILVERGERG (1996), Les monades urbaines, Coll. Le livre de poche, Ed. LGF, 253 p. ▶︎ STEINBECK John (1947 version française). - Les raisins de la colère (Grapes of Wrath), Coll. du monde entier, Ed. Gallimard, 640 p. ▶︎ TESSON Sylvain, Sur les chemins noirs Coll. Folio, Coll Blanche, Gallimard Parution : 13-10-2016 144 p. Filmographie ▶︎ HOPPER Dennis (1969). - Easy Rider, USA, avec Dennis Hopper, Peter Fonda, Jack Nicholson, 94 min. ▶︎ PENN Sean (2007). - Into the Wild, USA, avec Emile Hirsch, Vince Vaughn, Kristen Stewart, 147 min ▶︎ SALLES Walter (2004). - Carnets de voyage, Argentine, avec Gael Garcia Bernal, Rodrigo de la Serna, 126 min. Par Maxime Fellion - 14 février 2022

  • Habiter ?

    Pour répondre à la question il faut d’abord s’entendre sur l’objet dont il est question. Comme toujours en philosophie, il ne s’agit pas de proposer une théorie et une représentation, il s’agit de viser la vérité, c’est à dire de faire en sorte que ces représentations s’accordent avec le réel. C’est que nous cherchons, ce qui ne veut pas dire que c’est ce que l’on va trouver. Le philosophe cherche la vérité, il cherche à se représenter la réalité. Il cherche à faire en sorte que ses représentations s'accordent avec le réel. Et ce soir, la partie du réel qui nous préoccupe c’est « habiter ». C’est sans doute une partie de la réalité car c’est un fait humain qui occupe une place dans le réel. Pour bien comprendre de quoi il s’agit il faut d’abord s’entendre sur cette partie du réel qui nous interroge, « habiter ». Ainsi il faut définir le vocable « habiter ». Insister sur cette dimension de réalité, c’est indiquer que la philosophie n’est pas qu’une affaire de mot, il ne s’agit pas simplement de définir un mot « habiter ». On prend un dictionnaire, on trouve une définition et il n’est pas nécessaire de se réunir en fin de journée pour philosopher de manière désintéressée, on prend un dictionnaire, le problème serait réglé. Ce qui nous intéresse c’est la réalité même de ce que recouvre le terme « habiter ». Qu’est ce qu’habiter? Ce qu’il faut définir ce n’est pas le mot, c’est le réel lui-même. Il faut trouver le moyen de mettre au jour ce qui fait qu’habiter est “habiter” et pas autre chose. Nous devons nous tourner vers un très grand, qui nous invite à penser d’une manière déterminée. Descartes. Lorsque Descartes s’interroge sur une partie du réel, quelque soit cette partie sur laquelle il fait porter sa réflexion, il invite toujours à penser cette partie clairement et distinctement. Clairement c’est; lorsque vous êtes au musée vous regardez un tableau , il est bien éclairé, dans la pénombre il se confond avec le décor et on ne le perçoit que partiellement de même s’il est trop éclairé, il est surexposé. S’il est bien éclairé vous allez pouvoir le distinguer de ce qu’il n’est pas. Il va se distinguer. Penser clairement et distinctement c’est le distinguer clairement de ce qu’il n’est pas. Il faut toujours commencer par là. Notre question c’est « habiter? », comme il faut commencer à éclairer ce qu’il est, il faut penser, distinguer ce c’est qu’est habiter, de ce qu’il n’est pas. L’Inhabitable Genese 1 1-5 א בְּרֵאשִׁ֖ית בָּרָ֣א אֱלֹהִ֑ים אֵ֥ת הַשָּׁמַ֖יִם וְאֵ֥ת הָאָֽרֶץ׃ ב וְהָאָ֗רֶץ הָיְתָ֥ה תֹ֙הוּ֙ וָבֹ֔הוּ וְחֹ֖שֶׁךְ עַל־פְּנֵ֣י תְה֑וֹם וְר֣וּחַ אֱלֹהִ֔ים מְרַחֶ֖פֶת עַל־פְּנֵ֥י הַמָּֽיִם׃ ג וַיֹּ֥אמֶר אֱלֹהִ֖ים יְהִ֣י א֑וֹר וַֽיְהִי־אֽוֹר׃ ד וַיַּ֧רְא אֱלֹהִ֛ים אֶת־הָא֖וֹר כִּי־ט֑וֹב וַיַּבְדֵּ֣ל אֱלֹהִ֔ים בֵּ֥ין הָא֖וֹר וּבֵ֥ין הַחֹֽשֶׁךְ׃ה וַיִּקְרָ֨א אֱלֹהִ֤ים׀ לָאוֹר֙ י֔וֹם וְלַחֹ֖שֶׁךְ קָ֣רָא לָ֑יְלָה וַֽיְהִי־עֶ֥רֶב וַֽיְהִי־בֹ֖קֶר י֥וֹם אֶחָֽד׃ 1 ἐν ἀρχῇ ἐποίησεν ὁ θεὸς τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν 2 ἡ δὲ γῆ ἦν ἀόρατος καὶ ἀκατασκεύαστος καὶ σκότος ἐπάνω τῆς ἀβύσσου καὶ πνεῦμα θεοῦ ἐπεφέρετο ἐπάνω τοῦ ὕδατος 3 καὶ εἶπεν ὁ θεός γενηθήτω φῶς καὶ ἐγένετο φῶς 4 καὶ εἶδεν ὁ θεὸς τὸ φῶς ὅτι καλόν καὶ διεχώρισεν ὁ θεὸς ἀνὰ μέσον τοῦ φωτὸς καὶ ἀνὰ μέσον τοῦ σκότους 5 καὶ ἐκάλεσεν ὁ θεὸς τὸ φῶς ἡμέραν καὶ τὸ σκότος ἐκάλεσεν νύκτα καὶ ἐγένετο ἑσπέρα καὶ ἐγένετο πρωί ἡμέρα μία 1 in principio creavit Deus caelum et terram 2 terra autem erat inanis et vacua et tenebrae super faciem abyssi et spiritus Dei ferebatur super aquas 3 dixitque Deus fiat lux et facta est lux 4 et vidit Deus lucem quod esset bona et divisit lucem ac tenebras 5 appellavitque lucem diem et tenebras noctem factumque est vespere et mane dies unus 1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. 2 La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. 3 Dieu dit: Que la lumière soit! Et la lumière fut. 4 Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres. 5 Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le premier jour. La terre était tohu-bohu et vide ; les ténèbres étaient sur la face de l’abîme, et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. Tohu-bohu signifie précisément chaos, désordre ; c’est un de ces mots imitatifs qu’on trouve dans toutes les langues, comme sens dessus dessous, tintamarre, trictrac. La terre n’était point encore formée telle qu’elle est ; la matière existait, mais la puissance divine ne l’avait point encore arrangée. L’esprit de Dieu signifie le souffle, le vent qui agitait les eaux. Voltaire, Dictionnaire philosophique, « Genèse » Isaïe 45 18 יח כִּי כֹה אָמַר־יְהוָה בּוֹרֵא הַשָּׁמַיִם הוּא הָאֱלֹהִים יֹצֵר הָאָרֶץ וְעֹשָׂהּ הוּא כוֹנְנָהּ לֹא־תֹהוּ בְרָאָהּ לָשֶׁבֶת יְצָרָהּ אֲנִי יְהוָה וְאֵין עוֹד׃ Car ainsi dit l'Eternel qui a créé les cieux, le Dieu qui a formé la terre et qui l'a faite, celui qui l'a établie, qui ne l'a pas créée [pour être] vide, qui l'a formée pour être habitée: Moi, je suis l'Eternel, et il n'y en a point d'autre. Tohu-bohu, voilà un mot étrange. Un mot qui n'évoque peut-être rien. A moins qu'il n'évoque le souvenir confus d'avoir déjà été entendu ou lu quelque part, mais sans qu'une définition claire et précise ne s'impose à l'esprit. Avec le mot tohu-bohu, nous allons donc parler, pas parler du “rien”, mais d'un “grand rien”. 1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. 2 La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Genèse 1,1-2 “La terre était Tohu et Bohu", en hébreu, ToHOu WaBoHOu... Les versions françaises de la Bible traduisent cette expression de diverses façons : “La terre était déserte et vide" (Dhorme, TOB, …) “... solitude et chaos” (Bible du Rabbinat) “... vide et vague” (Bible de Jérusalem) (qui suit le latin de la Vulgate : inanis et vacua) “... informe et vide” (Segond 1910, Colombe) elle était “... un chaos, elle était vide” (Nouvelle Bible Segond) La première traduction grecque de la Bible Hébraïque, la Bible des Septantes, traduit, ou plutôt interprète déjà en rendant l'expression par: 2 ἡ δὲ γῆ ἦν ἀόρατος καὶ ἀκατασκεύαστος : aoratos kai akataskeuastos - “invisible et désordonnée” Les traductions de l'expression ToHOu WaBoHOu, tohu-bohu dans sa transcription “en français”, sont donc nombreuses et variées. Et cette diversité témoigne de la difficulté à définir précisément ce qu'elle désigne. ToHOu WaBoHOu, c'est le néant et la vacuité, mais c'est quand même « quelque chose » ! En effet, le début du récit mythique de la Genèse nous présente l'état de la terre avant l'intervention créatrice de Dieu, et ce n'est pas « rien » : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était tohu et bohu … » L'interprétation de ce verset ouvrant la Bible suscite une question : s'agit-il d'un commencement chronologique absolu dans lequel Dieu ferait apparaître la matière ? Ou s'agit-il de l'évocation d'une matière primordiale à partir de laquelle Dieu va créer le monde dans la suite du récit biblique ? Insistons sur le fait que la Genèse n'est pas un livre d'histoire naturelle et n'entend pas nous entretenir de cosmologie scientifique. Elle traite du « pourquoi ? », et non du « comment ? ». A mélanger ces deux questions nous courrons à la confusion ou à l'obscurantisme, c'est-à-dire à « un tohu-bohu intellectuel! » L'expression hébraïque 'tohu-bohu' ne désigne pas un néant ou une vacuité absolue mais plutôt une absence d'organisation. On retrouve cette expression dans le livre du prophète Jérémie, au chapitre 4, pour exprimer la désolation à la suite de l'exil des judéens à Babylone ; lisons ce passage : כג רָאִיתִי אֶת־הָאָרֶץ וְהִנֵּה־תֹהוּ וָבֹהוּ וְאֶל־הַשָּׁמַיִם וְאֵין אוֹרָם J’ai vu la terre, et voici tohou et bohou, vers les cieux, ils sont sans clarté. Jérémie 4,23 Le prophète décrit ainsi la dévastation de Jérusalem et du pays de Juda devenu désert. Une dévastation qu'il voit venir avec l'armée babylonienne. Et c'est l'expression ToHOu WaBoHOu qu'il emploie. Comme quand après une catastrophe on dit « il ne reste plus rien” ». Ce n'est pas qu'il n'y a plus rien, mais que toute organisation a disparue, tout est retourné au chaos et à la confusion. Dans le même sens, pour décrire le jugement qui vient, le prophète Esaïe (34,11) emploie séparément, mais dans le même verset, les deux mots ToHOu et BoHOu ; et il les emploie de façon paradoxale. Voilà ce qu'il annonce contre le pays d'Edom au chapitre 34.11 יא וִירֵשׁוּהָ קָאַת וְקִפּוֹד וְיַנְשׁוֹף וְעֹרֵב יִשְׁכְּנוּ־בָהּ וְנָטָה עָלֶיהָ קַו־תֹהוּ וְאַבְנֵי־בֹהוּ׃ Le pélican et le hérisson l’habiteront, le héron et le corbeau y demeureront, on y placera le fil à plomb de Tohou et les pierres de Bohou. Traduction Samuel Cahen Ces expressions sont des oximores puisque normalement, un cordeau et un niveau sont des outils de maçon pour construire, aligner, mettre d'aplomb... mais en écrivant que c'est “le cordeau du chaos et le niveau du vide” qui vont passer sur le pays, le prophète offre une image saisissante de la démolition, de la déconstruction, de la régression au chaos primordial. A l'inverse des destructions évoquées par les prophètes Esaïe et Jérémie, le mouvement du récit de la création, en Genèse 1, semble bien indiquer que l'œuvre créatrice qui suit va consister en une mise en ordre d'un chaos initial. D'ailleurs, le verbe hébreu ברא (BaRa’) pour ‘créer’, employé exclusivement avec Dieu pour sujet viendrait de racines signifiant « construire » ou « couper » ; et c'est bien cela qui se produit dans la suite du récit : par sa parole créatrice, Dieu sépare, distingue, ordonne, nomme, et par là il donne sens, et donc existence, aux éléments de la création. De la même façon, la cosmogonie babylonienne de l'Enoumah Elish commence ainsi: « Lorsqu'en haut le ciel n'était pas encore nommé Qu'en bas la terre n'avait pas de nom [ils n'existaient pas], Seuls l'Apsū [l'océan d'eau douce] primordial qui engendra les dieux, Et Tiamat [la mer] qui les enfanta tous, Mêlaient leurs eaux en un tout. Nul buisson de roseaux n'était assemblé, Nulle cannaie n'était visible [la végétation n'existait pas], Alors qu'aucun des dieux n'était apparu, N'étant appelé d'un nom, ni pourvu d'un destin, En leur sein, des dieux furent créés. » (Tablette I, lignes 1 à 6. Jean Bottéro et Samuel N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l'Homme, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1989, p. 602-679) Dans ces deux textes ancestraux, l'état initial de l'univers avant sa création, n'est pas un état de néant ou de vacuité absolue, mais un état de confusion dans lequel tout est mêlé, rien n'est identifiable, car aucune chose n'est nommée. C'est aussi cela le Tohu-Bohu biblique. Et il en va de même dans les mythes grecs, où la situation initiale est représentée par le dieu primordial nommé Chaos. Un dieu dont le nom est passé en français avec beaucoup plus de succès que le Tohu-Bohu biblique ! Pour Hésiode, Χάος Chaos précède à la fois l'univers et les dieux. « Avant toutes choses fut Khaos, et puis Gaia au large sein, siège toujours solide de tous les Immortels qui habitent les sommets du neigeux Olympos et le Tartaros sombre dans les profondeurs de la terre spacieuse, et puis Érôs, le plus beau d’entre les Dieux Immortels, qui rompt les forces, et qui de tous les Dieux et de tous les hommes dompte l’intelligence et la sagesse dans leur poitrine. Et de Khaos naquirent Érébos et la noire Nyx. Et, de Nyx, Aithèr et Hèmérè naquirent, car elle les conçut, s’étant unie d’amour à Érébos.. » Traduction Leconte de Lisle Ήτοι μεν πρώτιστα Χάος γενεά Ítoi men prótista Cháos genet Αυταρ εττει τα Γαι ευρυστερνος aftar ettei ta Gai evrysternos πάντων εδοςασφαλες αιει Ηδ ερος ος Κάλλιστος pánton edos asfales aiei εν αθαντοισι θεοισι en athantoisi theoisi λυσιμελης πάντων τε θεών lysimelis pánton te theón πάντων τ ανθρώπων pánton t anthrópon δαμνα εν στηεσσι νοον damna en stiessi noon και επιφρονα βουλον kai epifrona voulon Εκκ χάνος δ Ερεβος τε Ekk chános d Erevos te μελαινα τε Νυξ εγεινοντο melaina te Nyx egeinonto Dans ses Métamorphoses, le poète latin Ovide (-43 à +17) décrit ainsi l'origine du monde : (I, 5-9) "Avant que n'existent la mer, la terre et le ciel qui couvre tout, la nature dans l'univers entier ne présentait qu'un seul aspect, que l'on nomma Chaos. C'était une masse grossière et confuse, rien d'autre qu'un amas inerte, un entassement de semences de choses, d'éléments divisés et mal joints." (I, 15-20) "Il y avait là bien sûr la terre, la mer et l’air, mais la terre était instable, l'onde non navigable, et l'air sans lumière. Rien ne gardait sa forme propre, et les éléments se gênaient entre eux. Dans un même corps luttaient le froid et le chaud, l'humide et le sec, le mou et le dur, le lourd et ce qui était sans poids. (I, 21-23) Un dieu, avec une nature mieux disposée, mit fin à ce conflit. En effet il sépara la terre du ciel, et les eaux de la terre ; et le ciel limpide, il le distingua de l'air épais. …" Et la suite du poème d'Ovide peut être lu en parallèle avec le poème du premier chapitre de la Genèse. Ce qui caractérise le Chaos, l'équivalent grec du tohu-bohu hébraïque, c'est donc une béance, une instabilité, une absence d'orientation, une confusion radicale. Dans tous ces récits des origines, il y a bien une matière primordiale avant la création proprement dite. La notion de création “à partir rien” est tardive dans le judaïsme ancien. Elle n'apparaît qu'au 2ème s. av. JC, dans une situation de crise extrême sous la tyrannie d'Antiochus IV Epiphane. Les livres des Maccabées racontent ainsi les abominables supplices endurés par ceux qui refusent d'abandonner la loi de Moïse. Et alors qu'une mère juive voit mourir, l'un après l'autre, ses sept fils dans d'horribles tortures, elle encourage le dernier en disant : « Je te conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre, contemple tout ce qui est en eux et reconnais que Dieu les a créés de rien et que la race des hommes est faite de la même manière. ...» (2 Maccabées 7,28) Créées “de rien”, littéralement (en grec) : “pas à partir d'êtres” ; ce qui sera traduit en latin au 4ème s. ap. JC par ex nihilo. Mais la notion de ‘rien’ n'apparaîtra que plus tard avec l'invention indo-arabe du zéro. Ce récit, n'évoque de toute façon pas la création dans le but d'une description objective, mais pour soutenir la foi en la résurrection (voir versets 9.14.29 ; et Daniel 12,2). Comment dire mieux en effet la toute-puissance de Dieu pour redonner la vie, qu'en affirmant qu'il a créé l'Univers ? Sans aller aussi loin, le prophète Esaïe (chap. 40) annonçait déjà le retour d'exil comme une recréation. Mais revenons au début de la Genèse. Plutôt que comprendre ces premiers versets comme le début chronologique absolu de l'Univers, qui serait créé ex nilhilo, “à partir de rien”, on peut y lire que l'œuvre de création consiste à organiser le tohu-bohu informe, à donner du sens à ce qui en est dépourvu. C'est d'ailleurs avec la signification de “non-sens”, que le Psaume 107 (v.40) et le livre de Job (12,24) utilisent le premier mot de l'expression, le mot ToHOu : “Dieu retire l'intelligence aux chefs des peuples de la terre, il les fait errer dans un tohou sans chemin …” Les traducteurs hésitent “désert sans route”, “chaos sans issue”,... Si la traduction est difficile, l'image est en tout cas claire : “leur gouvernance n'a pas de sens !” De son côté, le prophète Esaïe, lui aussi, emploie souvent le mot ToHOu seul, pour désigner la nullité des idôles (41,29 ; 44,9 ; id. 1S 12,21), la nullité des nations (40,17) ou la nullité des chefs d'état (40,23) devant Dieu ; il désigne aussi la vanité, le fait de s'épuiser pour rien (49,4), le fait de ne reposer sur rien, ou bien sur du vide (24,10 ; 29,21 ; 59,4). Le prophète utilise donc le mot ToHOu pour évoquer le combat continu contre le non-sens, contre le non-être qui menace. Comme si l'être existait toujours sur fond de non-être. C'est ce que Paul Valéry exprime dans son long poème “Ebauche d'un serpent”, un serpent auquel il prête la connaissance selon laquelle “... l'univers n'est qu'un défaut, Dans la pureté du Non-être ! » Un poème dont le dernier vers ne déclare pas moins que : "Cette soif qui te fit géant, Jusqu’à l’Être exalte l’étrange Toute-Puissance du Néant ! » Pour terminer sur une note un peu plus légère, voyons comment cette expression hébraïque est passée dans notre langue française et comment son sens a évolué : Une première trace semble pouvoir en être trouvée au Moyen-Âge, au 13ème siècle (2ème moitié), avec les adjectifs touroul et bouroul qui transcrivent à leur façon le ToHOu WaBoHOu hébreu. Des adjectifs qui évoquent la confusion et le désordre. Une compréhension très fidéle au sens originel. Puis on rencontre l'expression dans l'écriture truculente de Rabelais (1552), au livre 4 “des faics et dicts héroïque du noble Pantagruel”, au chapitre 17, où il est raconté: « Comment Pantagruel passa les isles de Tohu et Bohu, et de l'estrange mort de Bringuenarilles, avaleur de moulins à vent. » Dans ce chapitre, ces îles de Tohu et Bohu, sont décrites comme étant plutôt plaisantes. Rabelais a sans doute emprunté l'expression biblique pour sa sonorité amusante, mais peut-être aussi en la comprenant comme un joyeux désordre. Jusqu'au 19ème siècle les différents auteurs qui emploient cette expression la prennent dans son sens originel de chaos primitif. Mais à partir du 19ème siècle, le tohu-bohu acquiert parfois une composante sonore. Il y a certes toujours désordre, mais aussi vacarme. Cette agitation bruyante peut déranger, mais il peut aussi s'agir, comme chez Rabelais, de quelque chose de plaisant. Ainsi, dans Les Misérables (tome V), concernant un mariage, Victor Hugo évoque “... la fièvre et l’étourdissement et le vacarme et le tohu-bohu du bonheur !” Aujourd'hui, quand on entend encore cette expression biblique devenue rare ou littéraire, son sens familier évoque donc un désordre accompagné d'un bruit confus, d'un vacarme bruyant. Mais ce qui est sûr c'est que le combat contre le non-être dont le tohu-bohu de la Genèse est l'emblème, ce combat contre le non-sens continue ! « L’inhabitable c’est », tel que Georges Pérec le décrivait dans les dernières pages d’Espèces d’espaces: " L'inhabitable : la mer dépotoir, les côtes hérissées de fils de fer barbelé, la terre pelée, la terre charnier, les monceaux de carcasses, les fleuves bourbiers, les villes nauséabondes L'inhabitable : l'architecture du mépris et de la frime, la gloriole médiocre des tours et des buildings, les milliers de cagibis entassés les uns au-dessus des autres, l'esbroufe chiche des sièges sociaux L'inhabitable : l'étriqué, l'irrespirable, le petit, le mesquin, le rétréci, le calculé au plus juste L'inhabitable : le parqué, l'interdit, l'encagé, le verrouillé, les murs hérissés de tessons de bouteilles, les judas, les blindages L'inhabitable : les bidonvilles, les villes bidon L'hostile, le gris, l'anonyme, le laid, les couloirs du métro, les bains-douches, les hangars, les parkings, les centres de tri, les guichets, les chambres d'hôtel les fabriques, les casernes, les prisons, les asiles, les hospices, les lycées, les cours d'assises, les cours d’école double exposition, arbres, poutres, caractère, luxueusement aménagé par décorateur, balcon, téléphone, soleil, dégage­ments, vraie cheminée, loggia, évier à deux bacs (inox), calme, jardinet privatif, affaire exceptionnelle On est prié de dire son nom après dix heures du soir." L'aménagement 39533/43/Kam/J 6 novembre 1943 Objet : collecte des plantes destinées à garnir les fours crématoires 1 et II du camp de concentration d'une bande de verdure. Ref. : Conversation entre le SS-Obersturmbannführer Hiiss, Cdt du camp. et le Sturmbannführer Bishoff. Au SS-Sturmbannführer Ceasar, chef des entreprises agri­coles du camp de concentration d'Auschwitz (Haute-Silé­sie). "Conformément à une ordonnance du SS-Obersturmbann­ führer Hiiss, commandant du camp, les fours crématoires 1 et II du camp de concentration seront pourvus d'une bande verte servant de limite naturelle au camp. Voici la liste des plantes qui devront être prises dans nos réserves forestières : 200 arbres à feuilles de trois à cinq mètres de haut ; 100 re­jetons d'arbres à feuilles de un mètre et demi à quatre mètres de haut ; enfin, 1 000 arbustes de revêtement de un à deux mètres et demi de haut, le tout pris dans les réserves de nos pépinières. Vous êtes prié de mettre à notre disposition ces provisions de plantes."" Le chef de la direction centrale du bâtiment des Waffen SS et de la police à Auschwitz : signé : SS-Obersturmführer (cité par David Rousset, Le pitre ne rit pas, 1948) L'espace parcimonieux de la propriété privée, les greniers aménagés, les superbes garçonnières, les coquets · studios dans leur nid de verdure, les élégants pied-à-terre, les triples réceptions, les vastes séjours en plein ciel, vue imprenable, ]'aimerais qu'il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et pres­que intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources : De tels lieux n'existent pas, et c'est parce qu'ils n'existent pas que l'espace­ devient question, cesse d'être évidence, cesse d'être incorporé, cesse d'être approprié. L'es­pace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n'est jamais à moi, il ne m'est jamais donné, il faut que j'en fasse la conquête. Par Maxime Fellion Ce texte a été présenté par son auteur, le 14 mars 2022, lors de la réunion en visio-conférence du groupe Trobienphilo * Illustrations: "Le Jardin des délices", peinture à l'huile sur bois du peintre néerlandais Jérôme Bosch. L'œuvre est un triptyque, le plus souvent datée de 1494 à 1505, bien que des chercheurs en avancent la création jusqu'aux années 1480; portes fermées une grisaille, le monde tel qu’il est à l’origine, tohu bohu, puis en ouvrant les deux panneaux à gauche le paradis, à droit l’enfer, et sur le grand panneau central, l’humanité habitant le monde.

bottom of page