Présentation* du livre de Corinne Morel Darleux,
essai philosophique et littéraire rédigé à la première personne
Cet essai, fractionné en trente-trois chapitres numérotés, est rythmé par de nombreuses références à d’autres écrivains, philosophes … À commencer par le navigateur Bernard Moitessier qui, en 1969, alors qu’il était sur le point de remporter la toute première course en solitaire autour du monde, sans escale et sans assistance, a choisi de ne pas franchir la ligne d’arrivée et de poursuivre son cap droit sur les îles du Pacifique. « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique car je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme » (page 9, ed. Libertalis, 2020)
Puis l’écrivain Romain Gary qui, dans son roman « Les racines du ciel », raconte la lutte acharnée d’un homme, Morel, et ses actions en faveur de la protection des éléphants.
Cet essai s’articule autour de cinq concepts.
1 Refus de parvenir :
· concept de la gauche libertaire élaboré au début du xxe siècle : refus des privilèges, des distinctions, de la promotion individuelle. « Le refus de parvenir permet de dépasser le statut de payeur-consommateur, auquel est réduit l’individu et qui détermine sob statut social à l’aune de ses possessions. » (page 19)
· selon l’autrice, dans le système qui régit nos sociétés, l’individu est soumis à une pression permanente : celle de réussir. « Contracter quelques crédits, marcher sur quelques têtes, oublier quelques principes, perdre quelques grammes de dignité. Juste de quoi maintenir les individus, sommés de s’élever dans la hiérarchie sociale en tension et déséquilibre permanents. Certains y parviennent. Cela produit de belles histoires d’ascenseur social et valide un système, la méritocratie, dans lequel le mérite détermine la hiérarchie : puisque lui y est arrivé, si vous échouez c’est de votre faute. » (page 20)
· l’autrice se réfère ensuite à l’œuvre d’Albert Louis Thierry, intellectuel libertaire mort au front en 1915. Parmi les apports théoriques de cet auteur est sa définition du refus de parvenir : « Refuser de parvenir, ce n’est ni refuser d’agir, ni refuser de vivre : c’est refuser de vivre et d’agir pour soi et aux fins de soi. » (page 38)
2 Sobriété volontaire
· la « sobriété » est un terme générique qui désigne la recherche de modération. Et en termes de transition écologique, la sobriété nous renvoie à une multitude de démarches qui visent à réduire, notamment la consommation de biens et de services, l’usage des ressources naturelles et de l’énergie.
· la sobriété volontaire désigne ces démarches lorsqu’elles sont entreprises de façon proactive pour chercher à la fois à améliorer non seulement notre impact écologique global, mais aussi notre bien-être et nos conditions de vie. Donc une alliance entre d’un côté le « moins » et de l’autre le « mieux » : « Il ne s’agit pas de se dépouiller par goût de l’ascèse ou d’héroïsation, mais au contraire de se mettre en quête de ses merveilleux insignifiants, ses petits luxes à soi, ceux qui se trouvent à portée de main et ne nuisent pas. » (page 31)… « Louer un mode de vie sobre que les pauvres sont obligés de subir, lorsque cela est affirmé sans conscience, relève de la faute de classe, de l’indécence. Il en va tout au contraire si l’objectif est de redéfinir la notion même de privilège. » (page 32)
· Puis, dans le but de revisiter la notion de privilège en passant du pouvoir d’imposer et d’ordonner de quelques-uns à la puissance d’agir de chacun, l’autrice fait référence à Spinoza : il faut « faire appel au cognatus de Spinoza, c’est-à-dire la recherche tenace, par l’action et les passions joyeuses, d’un accroissement de sa puissance d’être, en un mot : d’affirmation de soi ». » (page 33) … « On ne désire pas une chose parce qu'elle est bonne, c'est parce que nous la désirons que nous la trouvons bonne ». C'est donc bien le désir qui produit les valeurs et non l'inverse. » L’ Éthique III de Spinoza).
3 Cesser de nuire
· selon Corine Maurel : cesser de nuire, c’est lutter contre l’hubris qui est en train de détruire les conditions d’habitabilité de la planète. Donc cesser de nuire implique trois impératifs : produire autrement, questionner nos besoins, diminuer notre consommation.
· elle propose de commencer par interroger nos manières de produire et de consommer, en prenant conscience de l’ensemble de la chaîne en amont. Par exemple : on trouve en France des tee-shirts à 3 euros fabriqués au Bangladesh dans des conditions de travail indécentes. À qui cela nuit-il ? Qui en tire profit ? Dans ce cas précis, cela implique non seulement d’arrêter d’acheter soi-même ces produits, mais aussi, politiquement, de trouver le moyen de cesser d’importer des marchandises qui sont le produit de l’exploitation. Donc relocaliser la production.
· la conclusion de ce chapitre se termine par une question : « C’est une question qui relève de la délibération collective. Elle est centrale selon moi : ce cesser de nuire pourrait-il constituer la nouvelle matrice de notre organisation collective ? »
4 Archipéliser les îlots de résistance
· pour Corine Maurel, résister c’est par exemple « faire un pas de côté » : « Peu importe la forme que prend votre pas de côté : pourvu qu’il comporte une intention et le principe immanent du cesser nuire. À soi, aux autres, à la tenue du monde. Mais sous prétexte que ça ne va pas révolutionner leur vie, beaucoup se privent de ces petites victoires volées sur le quotidien parce que « ça ne changera rien ». Mais si, ça change ! Naturellement ». (page 50)
· elle poursuit sur les mille manières de se faire du bien, par exemple en s’émerveillant ; comme en témoigne l’histoire du navigateur Moitessier qui, dans un entretien, définit ainsi sa solitude en mer, comme une participation à l’univers entier : « On est à la fois un atome et un dieu en réalité.» (page 11)
· autre référence : Françoise Héritier, antropologue et militante féministe : « Il y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister, au-delà des occupations, au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements, et c’est de cela que j’ai voulu rendre compte. De ce petit plus qui nous est donné à tous : le sel de la vie . » (page 49). Dans cette méditation tout en intimité et en sensualité, l'anthropologue traque ces choses agréables auxquelles notre être profond aspire, ces images et ces émotions, ces moments empreints de souvenirs qui font le goût de notre existence, qui la rendent plus riche, plus intéressante que ce que nous croyons souvent et dont rien, jamais, ne pourra être enlevé à chacun.
· cet « archipel » est fait d’îlots où chacun vise la souveraineté de l’individu : « Retrouver sa capacité à faire des choix autonomes, ceux qi dépendent encore de soi… C’est aussi réinvestir sa souveraineté d’individu : dire non au système et oui à soi-même, loin d’être un acte égoïste, est la première brique d’une émancipation collective des normes que nous impose la société, et de celles que l’on s’impose à soi-même ». (page 51)
· selon John Stuart Mill (philosophe britannique du 19eme siècle) : « Sur lui-même, sur son propre corps et son propre esprit, l’individu est souverain. La souveraineté sur soi contre la tyrannie de la multitude est le fondement de toute organisation politique et la garantie de nos libertés. Si la société peut contraindre l’individu, c’est seulement pour l’empêcher de nuire à autrui. »
· puis Corine Maurel fait référence à l’écrivain martiniquais Edouard Glissant, qui définit ainsi l’archipel d’îlots unis par un but commun : « La racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines. » (page 52)
5 La dignité du présent
· Selon Corine Maurel, « La dignité du présent est ce qu’il nous reste de plus sûr face à l’improbabilité de victoires futures, de plus en plus hypothétiques au fur et à mesure que notre civilisation sombre ».
· Dans un interview, elle l’expliquera ainsi : « Plus les victoires futures sont hypothétiques, plus on a besoin de s’abreuver à d’autres sources de l’engagement. Il est des combats qu’on mène non pas parce qu’on est sûr de les gagner, mais simplement parce qu’ils sont justes ; c’est toute la beauté de l’engagement politique. Il faut remettre la dignité du présent au cœur de l’engagement : rester debout, digne, ne pas renoncer à la lutte. Il y a toujours des choses à sauver ! C’est une question d’élégance, de loyauté, de courage, valeurs hélas un peu désuètes ».
· L’autrice fera ensuite référence à Emma Goldman, intellectuelle et anarchiste russe qui vivait au Canada (1869-1940) : « Il s’agit d’avoir des comportements individuels en accord avec notre projet collectif »t
Pour conclure, l’autrice écrit : « Dans une société en perte de repères, où le superflu a pris le pas sur le nécessaire, où l’on confond plaisirs et bonheur, où l’on commente lus que l’on agit, émerge le besoin d’un nouvel ordre imaginaire, d’un récit collectif qui nous aide à ne pas désespérer et à reprendre pied » (page77). « … Il est vain de prétendre changer le monde. Celui-ci va inévitablement changer. Mais tenter d’en préserver la beauté, en gage de notre humanité, avant d’avoir tout saccagé, est peut-être en revanche encore à portée de main ».
* Cette présentation a été l’objet de plusieurs café-philos en visioconférence et en présentiel, au printemps 2024, animés par Jacqueline Ripart..
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