Extrait de l’article de Thierry Paquot, paru dans « Rue Descartes » 2009/1 (n°63) : « Redécouvrir Henri Lefebvre »
(...) Le Droit à la ville paraît en 1968 : c’est un court ouvrage de 166 pages, de quinze chapitres précédés d’un « Avertissement ». Certains textes ont déjà été publiés et d’autres seront repris et amplement développés par la suite (je songe ici au court chapitre « Aux alentours du point critique » qui nourrira La Révolution urbaine, par exemple), le titre a été suggéré par Nicole Beaurain, alors sa compagne et mère de leur fille, née en 1964. Dans ce texte rédigé en 1967 (centième anniversaire du Capital de Marx, précise-t-il), à l'écriture heurtée, parfois proche de l'oral et à d’autres moments plus théorique, dense, pas vraiment « coulante » et explicite ? c’est du reste l'avis de Monique Seyler, qui en rend compte dans Esprit, en décembre 1968, et note : « Cet essai, est, il faut bien le dire, assez difficile à lire. Tel Dieu dans le proverbe portugais, l'auteur écrit droit en lignes tortueuses. La pensée va, vient, repart, se fait elliptique et suppose le lecteur très informé. La forme est parfois obscure, mais aussi, souvent d’un brio auquel on ne résiste pas » ?
Henri Lefebvre retrace à grands traits l'épopée urbaine (visiblement en suivant de près Lewis Mumford, dont La Cité à travers l'histoire venait de paraître en français, au Seuil, en 1964), en insistant sur le couple « urbanisation/industrialisation ». Il questionne également une « métaphore pas claire », celle de « tissu urbain » qu’il rapproche (sans en dire plus, malheureusement) « du concept d’écosystème ». Il repère pour cette période deux formes d’habitat : « les pavillons et les ensembles ». Les premiers, malgré tout, offrent à leurs habitants une certaine marge de manœuvre dans « l'habiter » (notion encore floue, il ne distingue pas malheureusement « l'habiter » de « habiter »), les seconds, boulonnent entièrement la « quotidienneté » des résidants. Les deux nourrissent contradictoirement les imaginaires des citadins. Le second chapitre rappelle que la philosophie est fille de la ville, que celle-ci s’oppose à la campagne, qu’elle est le lieu de la consommation et également du spectacle.
Ensuite, il dénonce la médiocrité des connaissances sur la ville, évoque « l'homo urbanicus » (commettant une erreur de latin, car il convient de dire homo urbanus) et suggère de considérer l'urbanisme comme une « idéologie ». « Peut-être devrions nous ici, écrit-il avec une lumineuse perspicacité, introduire une distinction entre la ville, réalité présente, immédiate, donnée pratico-sensible, architecturale ? et d’autre part l'urbain, réalité sociale composée de rapports à concevoir, à construire ou reconstruire par la pensée. »
Comme il se doute de l'importance de cet apport intuitif plus que conceptualisé, il précise : « La vie urbaine, la société urbaine, en un mot l'urbain ne peuvent se passer d’une base pratico-sensible, d’une morphologie. Ils l'ont ou ne l'ont pas. » D’où le chapitre suivant, titré « Continuités et discontinuités », qui insiste sur la diversité des formes urbaines et le conduit à définir la ville « comme projection de la société sur le terrain, c’est-à-dire non seulement sur le site sensible mais sur le plan spécifique, perçu et conçu par la pensée, qui détermine la ville et l'urbain. » Cette définition, à ses yeux provisoire et première, va devenir parole d’évangile pour de nombreux enseignants des écoles d’architecture issues de l'après-éclatement des Beaux-arts, dès la rentrée 1969, en une myriade d’unités pédagogiques d’architecture, futures écoles d’architecture. Il propose d’étudier la ville comme langage et aussi écriture, conseille de ne pas oublier les signes qu’elle manipule, les symboles qu’elle entretient, bref toute une sémiologie qu’il convient d’explorer. Il revient sur son constat dialectique (Henri Lefebvre ne reniera jamais son hégélianisme de jeunesse) : la résolution de l'opposition ville/campagne est l'avènement d’un troisième terme, l'urbain, qui à son tour sera secoué par une nouvelle contradiction, conduisant à son dépassement, et ainsi de suite.
Il interroge : « La société urbaine se constituant sur les ruines de la ville, comment saisir les phénomènes dans leur ampleur, dans leurs contradictions multiples ? C’est là le point critique. La distinction des trois niveaux (processus global d’industrialisation et d’urbanisation ? société urbaine, plan spécifique de la ville ? modalités de l'habiter et modulations du quotidien dans l'urbain) tend à s’effacer, comme s’efface la distinction ville-campagne. Et cependant cette différence des trois niveaux s?impose plus que jamais pour éviter confusion et malentendus, pour combattre les stratégies qui trouvent dans cette conjoncture une occasion favorable en dissolvant l'urbain dans la planification industrielle ou/et dans l'habitation. »
Qu’est-ce donc que cet « urbain », qu’il nomme sans véritablement le circonscrire ? L’urbain, avoue-t-il, « est une forme mentale et sociale, celle de la simultanéité, du rassemblement, de la convergence, de la rencontre (plutôt des rencontres). C’est une qualité qui naît de quantités (espaces, objets, produits). C’est une différence ou plutôt un ensemble de différences.
L’urbain contient le sens de la production industrielle, comme l'appropriation contient le sens de la domination technique sur la nature, celle-ci glissant dans l'absurde sans celle-là. C’est un champ de rapports comprenant notamment le rapport du temps (ou des temps : rythmes cycliques et durées linéaires) avec l'espace (ou les espaces : isotopies-hétérotopies).
En tant que lieu du désir et lien des temps, l'urbain pourrait se présenter comme le signifiant dont nous cherchons en cet instant les signifiés (c’est-à-dire les réalités) pratico-sensibles qui permettraient de le réaliser dans l'espace, avec une base morphologique et matérielle adéquate).»
Il est donc encore potentiel, virtuel, possible, mais réel. C’est lui qui, au creux de la ville, annonce l'après-ville. Et comme la ville n’est pas seulement un langage, mais principalement une pratique avec l'urbain, il faut s’attendre à de nouvelles pratiques, à de nouvelles sociabilités, y compris le fait de ne pouvoir en générer, à cause de l'exclusion, qu’il présente sous ses trois aspects, spontanée, volontaire ou programmée.
Henri Lefebvre en vient à regretter la totale absence d’une « science analytique de la ville », de même qu’il dénonce la sous-estimation de l'art par les planificateurs, les promoteurs et la majorité des habitants (« l'art apporte à la réalisation de la société urbaine sa longue méditation sur la vie comme drame et jouissance. »).
Enfin, il en arrive au pourquoi de son essai critique et programmatique : « Le droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. Il ne peut se formuler comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée. » Pas une seule fois, il ne mentionne les « droits urbains » que réclamait Jean Giraudoux au nom de Ligue urbaine et rurale au début des années trente.
Henri Lefebvre perçoit bien ce qu’il appellera plus tard la révolution urbaine et sent qu’il est indispensable de penser l'urbain, de rompre avec la pratique bureaucratique d’aménagement de la ville pour fonder un urbanisme expérimental, combinant une analyse des phénomènes inédits liés à l'affirmation de l'urbain et un droit, c’est-à-dire une légitime revendication d’un mode de vie transfigurant la quotidienneté urbaine. Il n’en dira pas plus.
Il poursuivra, bien plus tard, sa réflexion philosophique sur la notion, ô combien polysémique, d « espace » et sur la rythmanalyse dans le contexte urbain. Au cours des années soixante-dix de nombreux mouvements sociaux s’empareront des thèmes extérieurs au monde du travail, à l'usine, sa hiérarchie, sa rémunération, comme le logement, les transports publics, la ville.
L’idée que pour « changer la vie » il faille « changer la ville » se propageait en lui associant un « droit à la ville », à doter d’un contenu. La fameuse « circulaire Guichard » qui annonce la fin des grands ensembles, en 1973, se réfère au droit à la ville et à la pensée d’Henri Lefebvre. Ce titre fait mouche, les professionnels, les élus, les syndicalistes, les militants du « cadre de vie », et bien d’autres citoyens, contestataires ou non, réclament un « droit à la ville », si imprécis que chacun peut y mettre ce qu’il désire. Finalement, ce « droit à la ville » est une exigence de beauté urbaine, de confort urbain, de bien-être environnemental, articulée à une demande forte en démocratie participative, en autogestion locale.
Le chapitre « Le droit à la ville », couvre une petite vingtaine de pages. Lefebvre y revient sur la question des « besoins », accuse les architectes d’imposer leur conception de la ville aux habitants, indépendamment des « significations perçues et vécues par ceux qui habitent » et préconise « un programme politique de réforme urbaine » et « des projets urbanistiques ».
Si quinze ans auparavant, il n’envisageait pas la révolution sans régler « la question agraire », dorénavant c’est « la question urbaine » qui est au centre du processus de transformation de la société. Et, tout comme il signalait alors les formes d’auto-organisation paysannes (le mir russe, par exemple), il attend les « utopies » qui viendront subvertir les opérations urbaines technocratiques et s’afficheront comme des alternatives, ludiques et démocratiques (derrière la référence au jeu, il n’est pas possible de ne pas percevoir Constant et sa New Babylon et plus certainement les positions de l'Internationale Situationniste). « Les urbains, observe-t-il, transportent l'urbain avec eux, même s’ils n’apportent pas l'urbanité ! »
Henri Lefebvre entend la montée en puissance d’un « droit à la nature » qui serait opposé au « droit à la ville », aussi affirme-t-il d’emblée que le « droit à la ville » doit se formuler comme « droit à la vie urbaine ». C’est dans le chapitre suivant, « Perspective ou prospective ? », qu’il tente de définir le « droit à la ville » en écrivant : « Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l'individualisation dans la socialisation, à l'habitat et à l'habiter. Le droit à l'œuvre (à l'activité participante) et le droit à l'appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville. »
L’essai se clôt par douze « thèses sur la ville, l'urbain et l'urbanisme », dont la septième, que je reproduis intégralement : «Dans des conditions difficiles, au sein de cette société qui ne peut complètement s’y opposer et cependant leur barre la route, se fraient leur chemin des droits, qui définissent la civilisation (dans, mais souvent contre la société ? par mais souvent contre la « culture »).
Ces droits mal reconnus deviennent peu à peu coutumiers avant de s’inscrire dans les codes formalisés. Ils changeraient la réalité s’ils entraient dans la pratique sociale : droit au travail, à l'instruction, à l'éducation, à la santé, au logement, aux loisirs, à la vie. Parmi ces droits en formation figure le droit à la ville (non pas à la ville ancienne mais à la vie urbaine, à la centralité rénovée, aux lieux de rencontres et d’échanges, aux rythmes de vie et emplois du temps permettant l'usage plein et entier de ces moments et lieux, etc.).
La proclamation et la réalisation de la vie urbaine comme règne de l'usage (de l'échange et de la rencontre dégagée de la valeur d’échange) réclament la maîtrise de l'économique (de la valeur d’échange, du marché et de la marchandise) et s’inscrivent par conséquent dans les perspectives de la révolution sous hégémonie de la classe ouvrière. » Il serait facile pour celles et ceux qui sont habitués de l'œuvre d’Henri Lefebvre, de lister les thèmes qu’il va, par la suite, approfondir, et ceux qu’il a déjà traités. Tout comme d’ajouter les noms des auteurs lus ou rencontrés, je pense en particulier à Bernard Charbonneau, qu’il cite peu mais avec lequel il aime discuter, à Navarrenx.
Bernard Charbonneau, qui alors rédige son remarquable essai, Le Jardin de Babylone (Gallimard, 1969) et s’interroge justement sur les « besoins », la « consommation », les « loisirs », l'urbanisation planétaire et surtout « l'échec du sentiment de la nature » Tous les deux, et quelques autres, dénoncent la croissance pour la croissance (avant la publication des réflexions du Club de Rome), Henri Lefebvre parle de « l'orienter », tandis que Bernard Charbonneau, plus radical, appelle à rompre avec le productivisme dévastateur de la nature et, à terme, assassin des jardins de la Terre?
Quarante ans plus tard, le droit à la ville, et j’ajouterais, à l'urbain, attend ses attendus, sa législation, ses décrets d’application, son insertion dans la vie de chacun. Plus que jamais, il demeure actuel, mais exige d’être plus précis et davantage argumenté. En quarante ans, les mégalopoles se sont multipliées, les inégalités territoriales accrues, les murs et autres clôtures édifiés sans s’interroger sur l'en-commun, l'automobilisation ne cesse de se généraliser, le pillage des ressources non-renouvelables s’accélère, la demeure des humains devient inhabitable, etc. L’urbain est encore porteur d’un idéal civilisationnel, mais pour combien de temps et aux yeux de qui ? Le « droit à la ville » sera-t-il un déclencheur de rêves ? Un mobilisateur politique ? Un conscientisateur plaçant la préoccupation environnementale au cœur de nos actions ? Un point est acquis, le « droit à la ville » n’est plus un droit, c’est un devoir !
* Cette question a fait l’objet de nos réflexions philosophiques lors de la réunion TROBIENPHILO du lundi 8 mai.
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